Chantal Akerman, Isala Van Diest, Semira Adamou ou Sophie Kanza: comment ont été choisies les 11 femmes que vous départagerez pour rebaptiser le tunnel Léopold II?
11 noms de femmes ont été retenus pour rebaptiser le tunnel Léopold II. 10 viennent d’une liste établie par un comité d’experts composé d’historiens, de féministes et de militants anticolonialistes. Le 11e, celui d’Annie Cordy, est le «coup de cœur» du Gouvernement bruxellois. Les internautes seront appelés au vote.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dcc40ade-bd2d-4162-a4ae-bae33f6f8bd4.png)
Publié le 28-01-2021 à 15h35
:focal(368.5x254:378.5x244)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/5B26TJDEAVDCTNU5Z4VHRPP4UE.jpg)
Vous le savez, le tunnel Léopold II va être rebaptisé. En septembre 2020, la secrétaire d'État bruxelloise à l'Égalité des chances Nawal Ben Hamou (PS), et la ministre de la Mobilité Elke Van den Brandt (Groen) ont lancé un appel à suggestions en ligne. Seule contrainte: le tunnel prendra le nom d'une femme. On sait en effet qu'à Bruxelles, seuls 6% des noms des espaces publics sont dédiés aux femmes.
Une fois les suggestions entérinées, c’est un panel d’experts qui s’est penché sur le dossier. Le comité était composé des associations Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, Hand in Hand Tegen Racisme, Noms Peut-être! et Vrouwenraad, ainsi que de deux spécialistes de l’histoire coloniale belge: le docteur en histoire de la VUB Guy Vanthemsche et le chercheur (FNRS-FRESH) Romain Landmeters, de l’Université Saint-Louis.
10 noms + 1
Ce 27 janvier, la short list établie par ces experts a été rendue publique. Sur base des 13.000 suggestions reçues par Bruxelles Mobilité, 10 noms ont été mis en avant par le comité: Andrée De Jongh, Chantal Akerman, Isala Van Diest, Marguerite Yourcenar, Marie Curie, Rosa Parks, Semira Adamou, Simone Veil, Sophie Kanza et Wangari Maathai.
À ces 10 femmes, retenues pour 8 d’entre elles dans le top 30 établi par les internautes, le gouvernement bruxellois a ajouté Annie Cordy, pourtant non retenue par les experts comme nous l’explique l’un d’entre eux ci-dessous. Tata Yoyo reçoit donc un «coup de cœur» des autorités au motif qu’elle a été «largement plébiscitée par la population».
Et maintenant? Un appel au vote sera lancé le 1er février, durant 1 mois. Le changement de nom officiel interviendra à la fin de la rénovation du tunnel. Vous pouvez déjà nous donner votre préférence via le sondage ci-dessous.
«Une expérience pilote à visée pédagogique»
Romain Landmeters, vous êtes chercheur (FNRS-FRESH) en histoire contemporaine à l’Université Saint-Louis. À ce titre, vous êtes membre du comité de sélection de la short-list de noms qui seront soumis au vote des internautes pour rebaptiser le tunnel Léopold II. Comment êtes-vous arrivé à ces 10 noms?
Il nous fallait choisir parmi les 30 noms les plus fréquemment cités par les internautes suite à un appel lancé en septembre 2020. Nous avons donc établi des critères: les valeurs que portent ces femmes, la diversité des profils et pas uniquement des Belges. Notre priorité, celles des associations féministes ou décoloniales présentes dans le comité, c'est non seulement de renverser la tendance de seulement 6% de présence féminine dans l'espace public, mais aussi de faire état d'une grande diversité de combats.
Avez-vous réussi à vous limiter au top 30?
8 femmes sur les 10 en font partie. Wangari Maathai, la biologiste kenyane Prix Nobel de la Paix en 2004, et Sophie Kanza, première femme congolaise à avoir obtenu un diplôme universitaire en 1964, n’y figuraient pas. Selon le comité, il fallait en effet choisir d’autres noms que ceux du top 30 pour augmenter la diversité des femmes qui baptisent l’espace public.
Ce n’est pas qu’on ne souhaite pas qu’Annie Cordy soit célébrée. Au contraire. Mais au vu de nos critères, d’autres noms présentaient une plus grande chance d’augmenter la diversité des profils et des valeurs dans nos rues.
Le nom d’Annie Cordy arrivait en tête des suggestions des internautes sur un podium complété par les reines Astrid et Élisabeth. La chanteuse ne figure pas dans votre liste: c’est le Gouvernement bruxellois qui l’a sortie de son chapeau. Les têtes couronnées non plus. Pourquoi?
Ce n'est pas qu'on ne souhaite pas qu'Annie Cordy soit célébrée. Au contraire. Simplement, notre mission était de choisir 10 noms. On assume ce choix. Annie Cordy a déjà son parc à Laeken. Par ailleurs, la très grande majorité des femmes représentées dans l'espace public sont des reines ou des princesses. Ainsi, au vu de nos critères et de la contrainte nous imposant de choisir dans le top 30, proposer d'autres noms présentait une plus grande chance d'augmenter la diversité des profils et des valeurs dans nos rues. Par ailleurs, ce top 30 nous impose aussi de sélectionner des femmes qui ont déjà des rues à leur nom. C'est le cas d'Andrée De Jongh (dans le quartier Tivoli, à Laeken, NDLR), de Marguerite Yourcenar (dans le quartier de l'hôpital d'Ixelles, NDLR), de Chantal Akerman et Isala Van Diest (dans les nouvelles rues de Tour & Taxis, NDLR). Enfin, il y a aussi une volonté pédagogique.
C’est-à-dire?
Rebaptiser ce tunnel, c’est un projet pilote. Une expérience qui ouvrira une voie en offrant des lignes directrices montrant comment avancer sur le sujet. Car il y a d’autres endroits où il conviendrait de changer les noms de rue ou donner davantage d’explications quant aux monuments. À Gand par exemple, la ville réfléchit à rebaptiser l’avenue Léopold II. Il faudra aussi travailler sur le boulevard Léopold II à Bruxelles. Bien sûr, la réalité bruxelloise complique les choses, il y a plusieurs communes sur le tracé… L’espoir, c’est que quand les communes se pencheront sur la problématique, elles s’empareront de la liste.
L’idée d’Annie Cordy n’est-elle pas née de l’émotion due à son décès? À ce titre, la Commission royale de toponymie recommande généralement d’écarter les noms de personnalités décédées depuis moins de 50 ans pour baptiser des rues…
Je pense en effet que le nom d’Annie Cordy a surgi en raison de son décès proche. C’est ce que j’appelle un «momentum». C’est aussi le cas du nom d’Antoinette Spaak, qui arrive en 4e position du top des suggestions. Elle par contre, n’a pas encore de rue.
La commission ne se réjouit aucunement d’associer un tunnel à une femme. D’autant moins qu’il s’agit de réveiller un symbole de l’automobile. Mais c’est un projet pilote et il fallait saisir l’opportunité
Dans la liste des 10 figure aussi Semira Adamu, demandeuse d’asile nigériane étouffée par deux policiers belges lors d’une tentative d’expulsion en 1998. Son nom tranche avec les autres.
À titre personnel, j’étais contre. Je pense que cela contribuerait surtout à rappeler son échec à un état. Il s’agirait d’un choix à portée négative. Dans un cas comme celui-là, je suggère plutôt un monument ou une œuvre d’art. Comme c’est le cas pour les attentats par exemple. Ceci dit, certains membres du comité estiment qu’elle a sa place dans la liste car elle portait des valeurs féministes et anticoloniales positives dès avant son décès tragique. Par ailleurs, Mawda Shawri (cette petite fille tragiquement décédée des tirs policiers sur un parking d’autoroute, NDLR) était au 8e rang dans la liste des 30. Il me semblait peu opportun d’utiliser son nom, pour les mêmes raisons, d’autant plus que l’affaire est toujours en justice.
Finalement, que pensez-vous de l’idée de rebaptiser un tunnel?
L’ensemble des membres de la commission ne se réjouissent aucunement d’associer un tunnel à une femme. D’autant moins qu’il s’agit de réveiller un symbole de l’automobile. Mais c’est un projet pilote et il fallait saisir l’opportunité. Et si tous les jours on cite le nom de cette femme à la radio pour parler des embouteillages, ça sera aussi l’occasion de se rappeler les valeurs qu’elle a portées. Tous les jours.