Dans le chantier de la Tour Multi, vue à 360° sur Bruxelles: «Concevoir des bâtiments en recyclant, c’est le futur»
La Tour Multi se drape peu à peu de son enveloppe blanche à De Brouckère. On a visité ce chantier qui se veut «exemplaire» en matière de réemploi à l’occasion de la 2e Archiweek, la semaine de l’architecture contemporaine bruxelloise. Et on en revient ébloui par la vue.
Publié le 08-10-2020 à 13h56
«D’ici, on croirait une grande ville, hein!»
Au sommet de l'ancienne Tour Philips, la vue à 360 degrés coupe le souffle. Au sud, dans le soleil automnal, le beffroi sable de l'Hôtel de Ville surgit des tâches brique et ardoise des toits du Pentagone. Au nord, la lumière rasant le canal clignote sur l'Atomium, à demi masquée par les tours. Pascal Smet est ravi. Le Secrétaire d'état à l'Urbanisme aime les tours. Il voudrait en valoriser le patrimoine architectural pour faire entrer notre capitale au rang de destination contemporaine, comme Rotterdam, Londres ou Francfort, voire Anvers. C'est pourquoi il met sur pied la seconde Archiweek (lire cadrée).


Pour la lancer, Smet gravit les 18 étages de l’ancien QG de la multinationale néerlandaise, en chantier depuis 2019. L’iconique façade en «H» à l’orée de la place De Brouckère se drape peu à peu du blanc béluga qui couvrira sa structure de béton armé soigneusement conservée. Harnachés en alpinistes, des ouvriers vissent justement l’un de ces panneaux vitrés qui tombe du ciel depuis le treuil d’une grue, dans une opération de haute voltige. Impressionnant.
Au rez-de-chaussée, un escalator baigne dans les éclats de ses parois en verre. Ses rampes ressemblent à des pneus crevés. Il n’y a plus trace des 2600 spots qui illuminaient l’entrée, vitrine du savoir-faire de Philips au début des années 70.
Démolir et reconstruire, c’est beaucoup moins cher et beaucoup plus facile. Il y a aussi un problème de disponibilité des matériaux


Celle qu’on appelle désormais «Multi Tower»
se veut un exemple d’architecture circulaire. «Nous voulons récupérer la plus grande partie possible du bâtiment existant», avance Valérie Vermandel, chef développement pour le promoteur Whitewood. «Certains matériaux viendront d’ici, d’autres seront récupérés ailleurs. Cela se marquera surtout dans la finition mais l’“upcycling” pour un projet de cette taille, c’est exemplaire en Belgique». C’est ainsi que toute la «carcasse» a été conservée et que 30% des finitions seront issus du réemploi pour atteindre 3% au total, hors structure primaire. La pierre bleue du socle, carte d’identité du bâtiment, y restera enchâssée. «Démolir et reconstruire, c’est beaucoup moins cher et beaucoup plus facile. Il y a aussi un problème de disponibilité des matériaux», reconnaît Frederik Jacobs, de Conix RDBM Architects. «Ça nous a poussés à repenser pas mal de choses au moment du design. D’autant qu’il faut garantir la qualité des matériaux. Mais concevoir des bâtiments en recyclant, c’est le futur». D’où l’obtention de l’appel à projet Be. Exemplary en 2017.


L’avantage de conserver la structure, c’est aussi de miser sur des tendances architecturales qui ne sont plus d’actualité. C’est notamment le cas des immenses hauteurs sous plafond, «assez rares» selon Valérie Vermandel. Plus contemporaine par contre: «l’ouverture sur l’environnement immédiat». Frederik Jacobs: «Ce bâtiment a été conçu à l’époque de la voiture reine. Il était fermé sur lui-même. Nous voulons désormais l’inverse: l’ouvrir sur le piétonnier, connecter le boulevard Anspach et les quartiers». Le bureau d’architecte avait d’ailleurs instauré un gage pour ses membres lorsqu’ils parlaient encore de «façade arrière»: «C’était 1€ dans la tirelire car nous concevons chaque façade comme une façade primaire».
Ce réusage est un hommage à la glorification des avancées techniques du passé, qui pousse à faire renaître plutôt que de laisser mourir.
Cette philosophie se traduit concrètement par l'implantation des entrées et sorties du parking souterrain dans la rue des Augustins. Jusqu'ici, elles mangeaient tout l'espace arrière, rue de Laeken. «On recréera là une place sur le no man's land actuel, avec un bureau de poste et un placement horeca», dessine l'architecte de Conix RDBM. La terrasse surplombant cette nouvelle placette est vue comme «un jardin à destination du locataire». Qui pourrait être bpost puisque son siège principal y déménagera du Centre Monnaie, en face. Côté piétonnier, «un atrium muni d'un escalier donnera accès à la terrasse de plus de 2000m2». Cette vue sur Anspach et De Brouckère sera publique. La plateforme devait à l'origine s'ouvrir sur le centre de coworking du géant WeWork «mais le contrat a été rompu» vu les déboires de la multinationale new-yorkaise, rappelle Valérie Vermandel. «On cherche donc un exploitant pour ces volumes, ainsi qu'un espace horeca».

Cette double philosophie du réemploi et de l’ouverture à la ville séduit les curateurs de l’Archiweek. «Nous avons inséré la Multi Tower dans la thématique de la mort», détaille Léone Drapeaud, du bureau Traumnovelle. «Nous voyons dans ce réusage, ce renouveau, un hommage à la glorification des avancées techniques de l’époque de la conception du bâtiment, qui pousse à faire renaître plutôt que de laisser mourir», plaide l’architecte, casque sur le front alors qu’elle dissèque la structure seventies du mastodonte de béton. Alors que le secteur du bâtiment représente 38% des émissions de CO2 et 35% de la consommation d’énergie dans le monde, «soit des statistiques énormes», la curatrice se félicite de voir le projet «réemployer près de 90% des matériaux, structure comprise». Elle y voit une sorte d’offrande à Bruxelles: «Il s’agit bien ici de rénover pour créer de nouveaux usages, offrir une nouvelle dignité au site et redonner à la ville quelque chose de plus».

L’Archiweek, née en 2019 sous les auspices d'urban.brussels, se tient pour la 2e fois à Bruxelles. Après une semaine consacrée aux pros du secteur, ce week-end s’ouvrira au grand public avec l’ouverture de dizaines de lieux. «Sur le thème des “actes fondamentaux”, ceux-ci sont rassemblés selon 5 thématiques: la vie, l’éducation, la cérémonie, l’amour et la mort», détaille Léone Drapeaud, de l’agence Traumnovelle, curatrice de l’événement avec ses semblables de humbble et Katia Truijen. «Nous nous intéressons à la qualité architecturale, mais à destination d’un grand public auxquels les architectes n’ont pas l’habitude de s’adresser. C’est pourquoi nous ne programmons pas de sites grandioses ou sculpturaux, mais des lieux qui prennent position pour offrir une qualité à la ville».
Nous nous intéressons à la qualité architecturale, mais à destination d’un grand public auxquels les architectes n’ont pas l’habitude de s’adresser.
Concrètement, vous visiterez donc une vingtaine de lieux: chantiers (cette Tour Multi à De Brouckère), écoles (l’École Maritime à Molenbeek), bureaux hybrides (l’ancien siège CBR à Watermael-Boitsfort), ateliers d’architectes, logements novateurs, sites de production (la halle de BC Materials à Tour & Taxis), nouveaux espaces culturels (iMAL et Recyclart à Molenbeek, Tri Postal à Saint-Gilles), revalorisations postindustrielles, parcs (Rasquinet à Josaphat, Porte de Ninove) ou fermes urbaines (le Chant des Cailles à Watermael-Boistfort, les Abattoirs d’Anderlecht).


Parmi ces lieux, il y a l’incroyable et discret P.NT2. Le site revalorise une ancienne ferronnerie industrielle en bord de Petite Ceinture, porte d’Anderlecht. Dans cet intérieur d’îlot à l’hybridation poussée à l’extrême, le calme enveloppe bureaux, appartements et jardin collectif. À l’orée de la pelouse subsistent encore les rails des chariots qui transportaient les métaux. Surprenant. «Il y a 20 ans, c’était une ruine. Les CCC y ont eu leur QG puis c’est devenu un squat. Je passais souvent. Ça m’attirait. Il y avait plein de mauvaises herbes mais c’était magnifique», se souvient Goedele Desmet, qui s’y est conçu son appartement ainsi que le bureau de son agence, Bob 361. L’architecte s’étonne encore d’avoir pu dénicher un tel espace en plein centre de Bruxelles à l’aurore des années 2000. L’idée est d’y façonner un espace de vie et de travail qui autorise la vie privée dans l’espace collectif. C’est le concept de «woon en werkhof», qu’on traduit grossièrement en «lieu de vie et de travail». D’où le slogan programmatique: «living apart together», ou «vivre séparé ensemble».

Le projet prend forme en 2003. Il enrichit la brique de l’usine d’un béton brut soigneusement et esthétiquement travaillé pour les balcons, rampes d’escaliers et même les intérieurs. De la façade à l’arrière-cour, une quinzaine d’appartements s’y développent, dont certains avec des puits de lumière éblouissants. «J’aime beaucoup rentrer chez moi par étapes», reprend Goedele Desmet, «en passant à travers un espace intermédiaire». D’où ce jardinet minier, «une joie pendant le confinement», où la température baisse «de 3 ou 4 de grés» en cas de forte chaleur. Une oasis.
Avant, on rechignait à blesser les riverains, à faire râler les opposants aux projets et on ravalait son ambition.

«On a du patrimoine et une ville magnifique, mais elle n’est pas toujours mise en valeur, pas plus que le dynamisme en cours dans la ville», remarque Pascal Smet, Secrétaire d’état bruxellois à l’Urbanisme (one.brussels) depuis le sommet de la Tour Multi. «Nous souhaitons envoyer un message du public au privé: au-delà des investissements, quand vous créez un bâtiment à Bruxelles, vous créez sa gueule». Le socialiste plaide donc pour «ambition» neuve: «avant, on rechignait à blesser les riverains, à faire râler les opposants aux projets et on ravalait son ambition».
Désormais, cette ambition est donc coulée dans le béton armé.
+ «Archiweek 2020», organisée par urban.brussels, jusqu’au 13 octobre 2020 partout dans Bruxelles. Programme complet en ligne. Réservations nécessaires vu le contexte sanitaire