Les vélocistes bruxellois entre euphorie et burn-out: «Ils ont tous sorti leurs vieux vélos de la cave»
Les comptages le prouvent: le confinement a dopé la pratique du vélo dans Bruxelles. D’où un boom des réparations et ventes chez les vélocistes. Qui espèrent ne pas perdre ces nouveaux convertis de la pédale lorsque l’automne sera venu.
Publié le 11-06-2020 à 12h49
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«Ça marche du tonnerre: on est plein depuis l’ouverture».
Deux vélos s’accrochent sur le pied d’atelier dans la lumière de la vitrine. Ce matin, Maulde Galles a accepté une réparation «en vitesse» mais, comme souvent, l’imprévu fait un peu durer. «On a vraiment beaucoup de travail avec le confinement. On n’a pas pu prendre tout le monde», appuie le mécanicien à la tête d’«En Selle Simone», réparateur indépendant logé dans le «Marcel Bike Café» de la place Albert, à la frontière de Forest et Saint-Gilles. «Je ne prends plus de rendez-vous jusqu’au 1er juillet. Sinon, les gens risquent de trouver une autre solution d’ici-là et pourraient ne pas venir».
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Moustache en guidon de vélo
Comme ses consœurs bruxelloises et wallonnes, la petite adresse au parquet de bois clair tourne comme un rouleur sur les bergs du Brabant depuis le déconfinement. «C'est compliqué de juger le boom parce que c'est mon premier printemps», nuance Maulde, moustache en guidon de vélo et bleu XL très classe avec sa surpiqûre de déliés blancs. «Mais je note deux facteurs. D'abord, il fait beau: les gens, les familles, ont tous sorti leurs vélos de la cave, inutilisés depuis longtemps. Ensuite, il y a la crainte de reprendre les transports publics chez les travailleurs».
Je reçois beaucoup de vélotafeurs. Pour eux, une panne est vite problématique: ils doivent trouver une solution de rechange. Ils sont toujours pressés.
Ce créneau est de plus en plus porteur à Bruxelles: «Je reçois beaucoup de vélotafeurs. Pour eux, une panne est vite problématique: ils doivent trouver une solution de rechange. Ils sont toujours pressés en venant me trouver, mais si je leur explique bien, ils comprennent qu’il y a nécessairement des délais». La pression est donc autant sur les épaules de Maulde que dans les chambres à air: «C’est sensible. On ne peut pas avoir de retard».
Autre secteur qui explose: le vélocargo et le triporteur. Notamment chez les familles. Mais aussi dans le milieu des coursiers. Selon l'observatoire 2019 de ProVélo, le vélocargo représente 4% des deux-roues en heure de pointe. Et 30% des familles qui pédalent s'en équipent pour transporter leurs kets. Celui de Maulde, un Bullit à la robe ivoire, aimante les regards sur le trottoir. «Le cargo, c'est génial. Ici, on roule tous avec ça». Tout le matériel de construction et de déco du lieu a été amené en cargo. «Et on fait aussi le tour de nos fournisseurs, les brasseurs locaux, le traiteur...», ajoute Willy Heisel, tenancier du Marcel Bike Café. «Même le PQ, on le transporte comme ça!» Problème pour Maulde: ces véhicules longs se stockent moins facilement: «Je ne peux donc pas en prendre trop. Ou je m'arrange pour les réparer en un jour».

Bidon Cara Pils
Juste après le bar, dans la courette aux fleurs odorantes, les bécanes en attente s’étagent à côté des casiers de la Brasserie de la Senne. «On va installer quelques bancs pour ne ranger les vélos que d’un côté», glisse Willy, qui vient de vernir le comptoir en prévision du déconfinement. Vu l’affluence, lui et la fondatrice Marie Vanden Berghe ont collé quelques rustines les dernières semaines. Mais désormais, ils se concentrent sur la réouverture. «On cherche un système de commande car tout se passait au comptoir. Il faudra s’habituer. Et puis, on a fait la demande de terrasse à la commune de Forest pour les deux places de parking. On est aussi en pourparlers pour le loyer. Mais maintenant, il faut faire rentrer de l’argent».
Le trio compte sur les petits noirs que les clients en attente de leur monture s’enfilent au comptoir. Mais aussi sur les habitués du quartier, dont les mécanos de Ahooga ou Bike Your City, qui pédalent jusqu’à Albert pour s’offrir une bière locale après leur journée. Pas de Cara Pils donc, même si un bidon aux couleurs de l’emblématique marque bas de gamme décore l’étagère Tomado de seconde main. «C’est un clin d’œil. Ça va bien ici», sourit Willy. Qui pondère: «On est cycliste à la base et on accueille donc beaucoup de cyclistes. Mais la clientèle est hétéroclite». Le contact, c’est ce qui plaît à Maulde, échaudé par une expérience dans un magasin à Montréal: «Moi je ne veux pas vendre de l’électrique en masse. Je ne veux pas non plus de vendeur à côté de moi. Peut-être qu’on proposera quelques vélos sur mesure, des beaux vélos de randonnée», prévient celui qui s’est d’abord lancé comme réparateur volant. Mais quid d’un employé pour diminuer la file d’attente? «Dans la réparation, c’est difficile d’être rentable. Je pencherais plutôt pour un associé avec qui tout partager».

Je ne veux pas vendre de l’électrique en masse. Je ne veux pas non plus de vendeur à côté de moi. Peut-être qu’on proposera quelques vélos sur mesure.
À propos de partage: il n’y aura peut-être pas de pièces de rechange pour tout le monde dans les semaines à venir. «Il y a des ruptures de stock, la production ne suit pas», confirme Maulde. «Au début, c’était surtout des pièces très techniques. Mais ça commence à concerner les cassettes, les chaînes... Il y a parfois des délais jusqu’à fin août. Si ça continue, je risque de ne plus savoir travailler. Ça sera l’occasion de prendre des vacances, ce chômage technique». Un comble, alors que la Belgique déconfine...
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Souriant, l’homme se dit «heureux mais claqué». Avec «l’explosion due au confinement», Morning Cycles a engagé 3 nouveaux employés. À l’arrache. Le magasin compte désormais 7 collaborateurs. Et ça tourne comme les jambes de Chris Froome dans un col alpestre. «Avec les réparations d’urgence autorisées d’abord, on a été bombardés. À défaut de loisirs et d’activités pour les enfants, le vélo est devenu LA solution. C’était aussi le moyen de contourner les restrictions automobiles et d’éviter les transports en commun». La clientèle? «Beaucoup de néocyclistes avec des vélos de cave. Et des familles confinées au bord du craquage».
Ce boom des réparations s’est mué en boom des ventes avec la phase 2 du déconfinement. «On a vendu beaucoup de vélos pour enfants». De quoi augmenter les chiffres «d’un bon 50%» alors que «certains magasins montent à 200%». Et Jean-Philippe Gerkens se heurte désormais à «une industrie à bout de souffle». «J’ai été étranglé par l’approvisionnement». Deux phénomènes l’expliquent: «certaines marques font l’appoint d’autres fabricants plus lents, allemands principalement. Mais les premiers épuisent leurs stocks». Résultat: les commandes se multiplient mais les délais s’allongent. «Certains distributeurs ferment donc pour refaire du stock et rattraper le retard en réparations». Morning Cycles songe à les imiter. Car «les vélocistes crament».

On vit un pic majeur. La vie reprendra son cours. Mais une part de ceux qui ont découvert le vélo seront séduits. La conversion sera faite car il faut 3 ou 4 semaines pour oublier ses craintes.
Le risque désormais pour le secteur: «un pic», comme pour le virus. Ce qui signifierait une baisse d’activité en fin de saison. Avec la possibilité de devoir se serrer la ceinture. Et dégraisser en se séparant du personnel. Mais Jean-Philippe Gerkens estime qu’ «on ne va pas tout perdre». Il se réfère à un autre «momentum»: «quand j’étais jeune, pendant la grève des poids lourds, ils ont bloqué la rue de la Loi pendant une semaine. Il y a eu beaucoup de cyclistes. Ici, on vit un pic majeur. La vie reprendra son cours. Mais une part de ceux qui ont découvert le vélo seront séduits. La conversion sera faite car il faut 3 ou 4 semaines pour oublier ses craintes». Et de pointer deux adjuvants: «par chance, y avait moins de bagnoles et pas une goutte de pluie!»
Ces convaincus, il faudra les choyer. Y aura-t-il suffisamment de consommables? «Les rumeurs de rupture de stock pour les rustines, ce n’est pas vrai. Les pneus et les câbles, ça va aussi». Le vélociste estime plutôt que ce sont les approvisionnements chinois qui pèsent sur la chaîne. «En décembre déjà, l’une de nos marques nous a dit: “attention, il se passe un truc en Chine et on a des craintes”. Dans l’industrie, ils savaient déjà: ce sont ces marques qui ont bloqué. Mais courant avril, ils ont récupéré et relancé la production. On a eu des paquets de vélos sur le trottoir, des vingtaines de caisses, on savait plus où les mettre».
C’est le moment de prendre des mesures impopulaires avec des pistes cyclables prêtes en une nuit. Personne ne se plaint. Sauf les fans hardcore de voiture. Mais sûrement pas les familles.
Le phénomène n’est pas un leurre pour Jean-Philippe Gerkens. Qui le regarde d’un œil épuisé, mais amusé. Habitué à une clientèle européenne, le patron de Morning Cycles a même été interviewé par une télé russe, «très intéressée par l’idée d’utiliser le vélo comme moyen de déplacement». Car le challenge est là aussi pour Bruxelles. «La pratique est en croissance de 15% chaque année depuis 10 ans. La demande est grande. Mais se heurte au manque d’infrastructures. Là, c’est le moment de prendre des mesures impopulaires avec des pistes cyclables prêtes en une nuit. Personne ne se plaint. Sauf les fans hardcore de voiture. Mais sûrement pas les familles».
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Militant dans une ancienne vie, coursier, fabricant même, Jean-Philippe Gerkens n’a pas eu le temps de beaucoup pédaler ces dernières semaines. «Je suis quand même allé rue de la Loi parce que j’attendais ça depuis 20 ans. Sous Jos Chabert, j’ai négocié pour le Gracq. On avait obtenu 80cm. On a hésité à pousser plus loin, de peur de tout perdre. On s’est couché. Là, enfin, on a cette bande voiture en moins».