Face à la pénurie de masques, ces Bruxellois ne se voilent pas la face: «On bouffe du masque, on dort du masque, on chie du masque»
LONG FORMAT | L’usage du masque en tissu se généralise à Bruxelles. Sa production repose sur des bénévoles, des volontaires ou de petits entrepreneurs. L’Avenir s’invite dans les ateliers de couture de la capitale.
Publié le 07-05-2020 à 09h52
-Des premières mesures de confinement ont été décidées pour la Belgique le 12 mars. Les mesures ont été renforcées à partir du 18 mars , prolongées le 27 mars jusqu'au 19 avril et encore prolongées le 15 avril jusqu'au 3 mai. Une stratégie de déconfinement en 3 phases a été présentée le 24 avril. Les précisions sur le déconfinement ont été apportées le 6 mai .
- Numéros utiles: tous les ressortissants belges qui se retrouvent coincés dans un pays étranger peuvent contacter le call center du SPF Affaires étrangères au 02/501.40.00 (de 9h à 20h, heure belge). Pour tout autre question, afin de désengorger les postes de garde de médecine générale, une ligne spéciale a été mise en place: 0800/14 689 (entre 8h et 20h).
- Mais aussi:le site web www.info-coronavirus.bele et le compte Twitter du SPF Santé.
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Alors que la première semaine de déconfinement s’achève et que la prochaine verra les commerces rouvrir, les Bruxellois s’équipent progressivement de masques en tissu réutilisables. La Région et de nombreuses communes ont lancé eux-mêmes la production, des stocks ont été achetés, sans que ça puisse suffire. De nombreux bénévoles, des ASBL et de petites entreprises privées se sont aussi lancés dans la course. Partout dans Bruxelles, L’Avenir est allé écouter les machines à coudre vrombir sur les surpiqûres.
Les couturières de cinéma et théâtre entrent en scène: «On n’a plus que ça»

Quand les tournages se sont arrêtés, la tapissière Christine Cuvelier a lancé sa petite production de masques. Vu le succès, elle a engagé des couturières du monde culturel, sans aucune ressource depuis que les scènes se sont tues. De quoi produire d’élégants modèles. Mais aussi grincer sur ce bénévolat qui a exploité leur talent un peu trop complaisamment.
L'entrepôt d'accessoires de cinéma de Zaventem déborde de coffres, tableaux, bouteilles, livres anciens et mêmes… de décapsuleurs. Tout au fond, sur un épais tapis rouge, la petite équipe de Christine Cuvelier s'affaire. Dans un coin, Philippe Genon coupe des élastiques à intervalles réguliers. «C'est la seule chose que je sais faire», rigole l'architecte temporairement sans boulot, venu aider sa compagne. Sur un immense établi de couture, Violeta Cruz détaille un coton fin en détourant ses patrons. La jeune couturière de théâtre, elle aussi au point mort, a été engagée en urgence quand l'idée de Christine de coudre des masques artisanaux s'est muée en petite entreprise.
Christine Cuvelier est cheffe tapissière dans le cinéma. Son métier, c'est «tout ce qui touche au décor en tissu, comme les nappes, les draps, mais aussi la patine des costumes». L'entrepreneuse, également prof, a travaillé sur la série «Les Misérables» de la BBC, sur «Suite Française» avec Michelle Williams et Matthias Schoenaerts, ou sur «Le Tout Nouveau Testament» de Van Dormael avec Poelvoorde. Mais ses projets de décoration en cours se sont pris les pieds dans le tapis du coronavirus. Et avec la distanciation sociale généralisée, le prochain tournage n'est sans doute pas pour demain.
Uni, Liberty ou wax

«Dès l’annonce du confinement, par panique, j’avais ramené mes machines portables à la maison. Mes projets étaient gelés. Alors je cousais des prototypes de masques». Tout découle d’une commande d’une société de maintenance de logements sociaux. À court de masques et sans plus d’option pour se fournir dans l’industrie, un ami s’est tourné vers la tapissière. «C’était pour se protéger de la poussière. J’en ai fourni plusieurs centaines. Avec une tige nasale, pas trop lourd, en coton fin pour pouvoir le garder toute la journée. Ils en sont très satisfaits».
J’ai engagé des filles en situation précaire, qui n’ont droit ni au chômage temporaire, ni au statut d’artiste.
Le 3 avril, le couple s'y met. Christine commande coton et élastiques directement à l'usine. Sans le savoir encore, elle évite ainsi la future pénurie. La fille de Philippe lance une page Facebook: le trio y propose des masques en 4 tailles «pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde», enfants compris. Leur tissu est plus tendance que le gris uniforme fourni aux professionnels: fleuri Liberty, bleu électrique ou wax zébrée». Et ça décolle. «On a eu un afflux de commandes en quelques heures». Respire.Bruxelles est né. «On bouffe du masque, on dort du masque, on chie du masque. Mais on n'a plus que ça!».
Christine active son réseau. «J’ai engagé des filles en situation précaire, qui n’ont droit ni au chômage temporaire, ni au statut d’artiste. Chaque commande de 50 masques me permet de faire appel à une collaboratrice: elles sont sous contrat, comme à la Smart». Pour ces couturières du monde culturel, tout s’est arrêté sans happy end. 9 d’entre elles entrent dans la danse. Durant 30 jours non-stop, Christine leur livre les tissus et fils partout dans Bruxelles avant de récupérer les masques «aux finitions parfaites». La patronne se base sur une charte précise. Elle se dit «très pointilleuse sur la grandeur du point ou la régularité de la doublure».
Supermarché

Couturière modéliste au théâtre royal de La Monnaie, Violeta Cruz a rejoint l’équipe. Sous contrat à l’opéra sur un spectacle qui devait lui donner de l’ouvrage jusque fin mai, elle a vu 3 mois de taf lui passer sous le nez. «Je ne pensais pas que le confinement allait durer si longtemps alors je me suis lancée dans le bénévolat. Pour la Ville de Bruxelles». Elle reçoit 50 masques à coudre, puis 200, «sans retour, ni validation pour une seconde commande, et sans merci», grince la jeune femme de 24 ans. «Le bénévolat, c’est bien au départ, face à l’urgence. Mais moi, j’ai un loyer à payer». Elle ne laisse pas passer la main tendue par Christine. Qui promet: «Dans le futur, je saurai que tu es là».
Le bénévolat, c’est bien au départ, face à l’urgence. Mais moi, j’ai un loyer à payer.
Selon Violeta, «la profession commence à se réveiller. On se rend compte que le métier n’est pas reconnu. Et on s’inquiète: cette situation risque de durer». On ne redémarre pas un atelier de couture théâtral comme on enfourche son vélo après l’hiver. «Les grandes salles prévoient leur saison 2 ou 3 ans à l’avance. Un spectacle était programmé en septembre à La Monnaie. Les costumes n’étaient pas terminés. On ne pourra pas boucler ça par magie si on rouvre comme une fleur une semaine avant».

Cette main-d’œuvre artisanale et locale a évidemment un coût. Respire.Bruxelles vend donc ses créations à 17€ pièce. «On rétribue nos couturières et on reverse 1€ par masque au CHU Saint-Pierre». Mais l’arrivée des accessoires en tissu dans les supermarchés change la donne. «Jusqu’ici, personne ne s’est plaint du prix. Désormais, on me dit que c’est cher. Avec ces masques chinois partout, je risque de devoir adapter mes tarifs. Pourra-t-on résister, aura-t-on encore des commandes? Je risque d’être serrée. De me passer de main-d’œuvre. Et nous, on n’a plus que ça…»
À l’Ommegang, des masques qualité Charles Quint: «Ceux du commerce, c’est n’importe quoi»

Lorsque les consignes de sécurité belges ont rendu impossible la 90e édition de l’Ommegang, sa couturière Amina Ben Slimane a abandonné les retouches de costumes pour se lancer dans la confection de masques. La professionnelle ne badine pas avec la précision des découpes et des points.
Dans les réserves des ateliers de l'Ommegang, la cour de Charles Quint dort profondément: ducs, baronnes, chevaliers, arbalétriers, gonfaloniers et pages ont rejoint le château de la Belle au Bois Dormant pour une année. Pas de fuseau pour ensommeiller ce beau monde, mais un virus qui a repoussé le cortège folklorique à 2021, avec armes et bagages.
Velours, creusés, broderies
Heureusement, cet assoupissement prolongé ne met pas Amina Ben Slimane au chômage. Elle s'apprêtait à ajuster des centaines de costumes aux mensurations de leurs porteurs pour l'édition 2020. Mais la couturière de l'Ommegang troque désormais perles, velours, creusés et broderies pour les élastiques et les filtres des masques en tissu.

Il n’y a plus d’usine de couture chez nous: pour trouver cette expertise, il faut aller en Europe de l’est ou en Chine.
«Jamais je n’aurais imaginé coudre des masques. À cette période, ce sont normalement les essayages qui sont en cours», s’étonne la professionnelle. Avec sa collègue à mi-temps qui travaille de chez elle, Amina a déjà «plus de 1.000» masques à son tableau de chasse. «J’ai testé le filtre intérieur: l’eau ne passe pas. Ils sont nets, il n’y a pas un fil qui dépasse», note la pointilleuse couturière. «Alors que ceux que je vois dans le commerce, c’est parfois vraiment n’importe quoi».
Amina Ben Slimane se penche sur son établi pour découper le tissu au millimètre. «J’en prédécoupe 6 maximum pour que le dessin tombe bien», souligne-t-elle. Les élégants masques de l’Ommegang sont destinés prioritairement aux secteurs de première ligne. «La Ville les distribue au paramédical ou aux prisons», renseigne Maria-Pia Pastorelli, Directrice administrative. «Pour nous, il était important de nous montrer solidaires. Il n’y a plus d’usine de couture chez nous: pour trouver cette expertise, il faut aller en Europe de l’est ou en Chine».
Manteau, cottes, bérets
Pour l'Ommegang 2020, la couturière avait déjà «revu» des centaines de costumes. «Je les connais tous par cœur». Elle avait aussi confectionné de nouveaux ensembles, dont un manteau brun pour homme aux échancrures de fourrure, avec sa coiffe et sa petite bourse, et puis une robe de dame émeraude aux raffinées broderies dorées. Soit plusieurs mois de travail. Une équipe de stagiaires de l'Institut Bischoffsheim l'avait aussi aidée à produire une série de cottes de pages bleu persan auxquels Amina a ajouté des bérets perlés. Mais ces costumes ne verront pas la lumière des spots de la Grand-Place cette année. «Le spectacle devait être grandiose, avec sa première édition depuis l'entrée au Patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO», se désole la couturière. «Mais il faut être solidaire».

Derrière cette annulation se déclenche un effet domino pour 40 groupes culturels et folkloriques rémunérés et qui viennent ensuite en aide à des œuvres.
Évidemment, les organisateurs ont dû se résoudre à laisser les destriers à l'écurie cette année. «C'est une déception énorme mais il faut désormais soutenir la culture», martèle Paul Legrand, Président de l'Ommegang. «Car, derrière cette annulation se déclenche un effet domino au sein de 40 groupes culturels et folkloriques que l'on rémunère et qui viennent ensuite en aide à des œuvres sociales et artistiques». Le Bruxellois renchérit: «Cet effet en cascade se fait d'ailleurs déjà ressentir au point de vue social avec la fermeture annoncée de l'Hôtel Métropole, l'un de nos partenaires principaux. Pourra-t-on encore recourir à ses services l'an prochain?» Car l'édition 2021 est d'ores et déjà prévue du 30 juin au 3 juillet. À ce titre, les détenteurs de tickets 2020 se voient offrir 3 solutions: un remboursement, le report à 2021 ou le don à l'asbl.
Amina n’a pas attendu pour se remettre à sa machine à coudre. «Des masques, ce n’est pas compliqué pour moi. J’en couds aussi pour ma famille, pour les protéger. Mais c’est tout le temps la même chose. Et maintenant, j’en rêve même!»
200.000 masques livrés à vélo: «400 voyages par jour»

La coopérative cyclo-logistique Urbike développe un modèle innovant pour le dernier km de livraison en ville via la « conteneurisation du deux-roues ». Ses livreurs ont participé à l’opération régionale masques.brussels. De quoi doper ses volumes et la professionnalisation de son système informatique.
Renaud Sarrazin, vous êtes cofondateur de la coopérative cyclo-logstique Urbike. À ce titre, vous avez assuré la logistique pour les milliers de masques pour la ligne de production locale masques.brussels. Comment s'est déroulée cette période charnière en vue du déconfinement de la capitale?
Notre rôle, c'était de gérer les envois des kits. Ceux-ci étaient prédécoupés dans les ateliers de l'entreprise de travail adapté Travie, puis dispatchés vers les 2000 bénévoles, partout dans Bruxelles.
Un challenge?
C'était assez complexe puisqu'il fallait non seulement déposer les kits mais aussi les récupérer pour le dernier contrôle qualité chez Travie. En avril, nous avons réalisé 4.300 dépôts et reprises, pour quelque 200.000 masques. C'est ensuite Iriscare (organisme bruxellois de protection sociale) qui distribue. Avec comme premiers bénéficiaires les hôpitaux, CPAS et associations d'aide aux démunis.

Ça signifiait combien de coursiers?
Chaque jour, nous avons mis 6 ou 7 coursiers en selle.
Le confinement a-t-il été bénéfique pour Urbike?
Au lendemain de l’annonce du confinement, tous nos clients ont arrêté leur activité. De 5 coursiers par jour, nous sommes passés à zéro. En une semaine. Dans le même temps, les nouvelles demandes affluaient. Non seulement pour cette campagne de masques, mais aussi des paniers repas. Par ailleurs, notre volet «conseil entreprise» est mis en pause.

Le virus vous a-t-il forcé à vous adapter?
En plus du nettoyage systématique des vélos et du travail par shifts pour ne plus se croiser physiquement, nous avons professionnalisé le processus de livraison. Le projet masques.brussels a fait passer notre volume de quelque 50 livraisons quotidiennes à 350 ou 400 voyages! Ce n’était plus possible à garder en tête. Nous avons donc développé une application automatisant nos livraisons, les SMS envoyés aux clients et la mise à jour de notre base de données.
À Auderghem, «le lièvre et la tortue»

Auderghem est la commune bruxelloise qui a lancé la plus vaste opération de couture et distribution de masques. Le Bourgmestre d’Auderghem Didier Gosuin, convaincu de son efficacité, regrette «l’enfumage» de Maggie De Block. On le rejoint dans la salle de couture du centre culturel auderghemois.
«Il y a pénurie d'élastiques, mais nous, on a acheté 9km de bobine le 4 avril». Il n'est pas peu fier, Didier Gosuin, d'avoir «senti l'oignon». «Ça fait un mois que je sais qu'on n'éludera pas le port du masque, suite à des réunions de sécurité avec les autorités bruxelloises», glisse le maïeur d'Auderghem. «Dans ce contexte où toutes les merceries sont pillées, c'est le lièvre et la tortue».
Didier Gosuin est un lièvre à l'échelle bruxelloise. Après avoir été un des premiers à conseiller le port du masque à ses citoyens, il a lancé la production communale début avril. «Juste avant le gros rush, on avait commandé de quoi prédécouper 7500 masques», confirme Fabienne Diez, responsable emploi de la Commune qui s'est muée en coordinatrice de l'opération « Un masque voor iedereen ». Tout autour d'elle, dans la vaste salle du centre culturel d'Auderghem, des volontaires du personnel communal font ronronner les machines à coudre. «à la grosse louche, on atteint 8500 ou 9000 prédécoupes», calcule Fabienne Diez, tout affairée à préparer les kits qui partent chez les bénévoles, partout dans la commune. «Je pense qu'on pourra encore en coudre 3000 ou 4000 autres».

La plupart des communes et des habitants se sont fait enfumer par De Block, qui disait que le masque ne servait à rien scientifiquement.
Auderghem a distribué ses premiers masques aux citoyens juste avant la première phase du déconfinement, via des travailleurs de l’Agence Locale pour l’Emploi (ALE). Là aussi, Didier Gosuin endosse le rôle de lièvre. «Au départ, on pensait fournir les plus vulnérables, les plus de 65 ans isolés. Désormais, nous visons plutôt ceux qui reprennent le travail et les transports». Un sondage communal estime que 50% des citoyens n’ont ni le réseau, ni les compétences pour s’équiper en masque. Un N° vert et un formulaire en ligne leur ont permis de se manifester. Gosuin: «C’est aussi une formidable opération de solidarité. Je suis convaincu que l’obligation du port ira au-delà des transports, comme en Autriche, en Tchécoslovaquie… Bien sûr, il ne faudra pas aller jusqu’à le mettre pour se promener en forêt! Mais la plupart des communes et des habitants se sont fait enfumer par De Block, qui disait que le masque ne servait à rien scientifiquement».

180 couturières et 40 membres «volontaires» du personnel communal ont apporté leur expertise. «D'habitude, je programme des activités pour les seniors: culture, voyage… Mon service est interrompu donc je viens coudre tous les jours car j'adore ça», détaille Sophie Lievens en surpiquant le tissu pour en maintenir les plis réglementaires. Le modèle est celui que le Risk Management Group des autorités belges a validé, dont le tuto sert de référence. «Quelle sécurité donnez-vous aux habitants?», termine Didier Gosuin. «Si leurs règles ne sont pas celles qu'on peut préconiser, c'est la fin des haricots».