«À Bruxelles, on vole 8 fois plus de vélos que de voitures»: que fait la police?
INFOGRAPHIES | Le vol de vélo augmente à Bruxelles. De près de 7% par an depuis 2012. «Ce n’est plus anodin», déplore-t-on. Des zones de police au dépôt des vélos retrouvés, L’Avenir questionne les spécialistes. Pourquoi ces chiffres noirs? Qui sont les voleurs? Où revendent-ils? Sont-ils punis? Et à l’heure du défi climatique, comment enrayer le phénomène dans une ville qui encourage le deux-roues comme alternative de mobilité?
Publié le 18-10-2019 à 14h50
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Mi-septembre, un dimanche ensoleillé à Flagey: curieux manège près des arceaux à vélos. Depuis une voiture, ça filme. Dans l’objectif, un homme se penche vers un beau cadre jaune fluo. Puis se relève et, narquois, enfourche la bécane sous le regard médusé des automobilistes qui l’interpellent.
Voler un vélo à Bruxelles est-il aussi facile? «L'internaute qui a posté cette vidéo sur Facebook a été menacé: il a dû la retirer», nous confie une source bien informée. Qui enchaîne: «L'enquête a été menée par la zone de police Bruxelles-Ixelles. Le gars a été reconnu. Mais personne n'a porté plainte». Résultat, le voleur cours toujours. Ou plutôt, pédale. Il n'est pas le seul. Il suffit de surfer sur la page Facebook Vélo Volé Aide Bruxelles pour s'en convaincre. «Les récidivistes sont très bien connus. Certains ont un pedigree de 140 vols», déplore un autre interlocuteur. «Le gros problème, c'est qu'il n'y a pas de poursuite. Il faut sensibiliser tous les maillons de la chaîne de sécurité car la réaction n'est pas toujours assez forte». Lisez: «la réaction du parquet» (*).
Résultat: «on ne se cache même plus pour voler des vélos sur la place publique». Ce «sentiment d’impunité», une troisième source l’explique par «une complexité pénale» qui empêche le parquet de punir plus sévèrement les voleurs de vélos. «Si on vole une voiture, c’est un vol qualifié car il y a bris de vitre, dégâts... Un vol de vélo, même avec cadenas brisé, c’est un vol simple», décrypte cet expert. «Pourtant, le voleur emploie du matériel tout aussi lourd: pinces, disqueuse...» La solution: élargir la cible du «petit voleur qui a un besoin rapide d’argent à l’association de malfaiteurs, qui organise le recel entre villes comme Lille, Paris, Bruxelles, voire l’est de l’Europe: ça permet au parquet d’infliger des peines plus lourdes».

Au dépôt des vélos retrouvés: 150 bécanes volées... par mois
Les chiffres ne mentent pas: le vol de vélo augmente à Bruxelles. Partout. À en croire les statistiques de déclarations de vol diffusées récemment par l'IBSA, il s'accroît de 6,74% par an sur la Région depuis 2012 (notre 1re infographie). Cette année-là, 2.814 plaintes ont été déposées, pour 3.719 l'an dernier. Depuis 2010, la moyenne est de 12% dans les 19 communes, avec des pics à plus de 20% de croissance annuelle à Jette ou Molenbeek (notre 2e infographie). Numériquement, les records 2018 échoient à Bruxelles-Ville (1162) et Ixelles (475), qui concentrent évidemment davantage de centres d'intérêt pour les cyclistes, vélotaffeurs... et voleurs (notre 3e infographie). «Bien sûr, il y a davantage de vélos et donc davantage de vols», constate Olivier Slosse, porte-parole de la zone Bruxelles Capitale Ixelles. «Surtout, le prix moyen du vélo augmente car il devient le premier mode de transport de certains, qui y investissent davantage dans une meilleure qualité».

«À Bruxelles, on vole 8 fois plus de vélos que de voitures. Ce n'est plus anodin», calcule Michaël De Borman, coordinateur prévention vol des vélos à l'ASBL Cyclo. Au dépôt bruxellois des vélos retrouvés, l'homme reçoit quelque 150 deux-roues par mois. En attestent les statistiques policières du moniteur de sécurité pour la Région bruxelloise: le vélo y arrive comme 6e source de préoccupation, devant les cambriolages, vols de voitures ou le trafic de stups. Dans les allées de cadres en pièces détachées, de roues solitaires, d'électriques à sièges bébé, de VTT de compète et de bijoux vintage à guidoline colorée, Michaël De Borman estime à plus de 10.000 le nombre de vélos évanouis chaque année à Bruxelles.

Les chiffres officiels seraient en effet nettement sous-évalués. «Les études de victimologie estiment que seule une victime sur 4 porte plainte. C’est un chiffre noir», embraye Laurent Masset, porte-parole de la zone de police Marlow (Uccle/Watermael-Boitsfort/Auderghem), où un vol de vélo est enregistré chaque jour. «Sur cette base, notre zone dépasserait le millier par an. Dans une ville qui souhaite encourager les mobilités douces, c’est un vrai frein à la pratique: pour les victimes, ce n’est plus un objet de loisir mais un vrai moyen de transport qui est perdu». Avec celle de Bruxelles Ixelles, la zone Marlow serait une des plus proactives en matière de lutte contre le vol de vélo. Les deux ont inclus la problématique aux premiers rangs de leurs plans zonaux de sécurité. «Notre personnel est sensibilisé et devient lui-même de plus en plus cycliste», acquiesce le porte-parole. «Nos agents ouvrent l’œil. Si un profil ne correspond pas au deux-roues qu’il conduit, il sera interpellé. Par exemple un enfant sur un vélo électrique de plusieurs milliers d’euros». Pour accroître encore son efficacité, la zone obtiendra une brigade cycliste au printemps 2020.
Si un profil ne correspond pas au deux-roues qu’il conduit, il sera interpellé. Par exemple un enfant sur un vélo électrique de plusieurs milliers d’euros.
Côté Bruxelles Capitale Ixelles, la page Facebook veloflic.polbru s'avère très efficace dans le pistage des vélos évanouis. Depuis mai 2019, la cellule recherche de la zone y affiche le butin deux-roues issus de ses enquêtes afin de retrouver les propriétaires originels. «Une communauté de cyclistes signalait déjà les disparitions. Pour notre zone, il fallait en être, comme à une réunion importante», relate Olivier Slosse. «C'est là où on parle de revente, de petites annonces en ligne, où on diffuse les films de vols, où on discute des modus operandi». Ça permet aussi aux hommes en bleu de «montrer que des choses se font. Car parfois, on n'entend plus de nouvelles et on suppose dès lors que la police se tourne les pouces». Impression qui fait chuter le nombre de déclarations de vol, «nettement moindre à Bruxelles qu'à Louvain ou Gand». Or, «il faut une plainte pour qu'on intervienne». C'est le serpent qui se mord la queue...

«Des contrats mafieux sur les vélos électriques»
D’après les associations cyclistes, des bandes organisées sont désormais spécialisées dans le vol de vélo. «Il y a des contrats. Sur les vélos électriques notamment», appuie Michaël De Borman, qui conseille de toujours enlever la batterie quand on cadenasse son deux-roues à assistance. «Elle vaut un tiers, voire la moitié de la valeur du vélo. Des petites frappes sont chargées de les viser spécifiquement pour des patrons de mafias». Le spécialiste prévention s’en réfère ainsi à la découverte de 75 vélos «tous électriques ou presque» dans un entrepôt de Ninove. Par ailleurs, le marché noir du vélo se fait désormais en plein jour à Bruxelles. Michaël De Borman: «Les spots sont bien connus: le MaBru, le marché des abattoirs et la rue Heyvaert à Anderlecht ou le Jeu de Balle dans les Marolles. Là-bas, la vente de vélo est pourtant interdite, mais les receleurs attachent le deux-roues à l’écart pour ne pas être pris». La zone de Bruxelles Capitale Ixelles nous confirme qu’elle a encore saisi «23 vélos d’origine douteuse au MaBru pas plus tard qu’il y a deux semaines».

Une parade devrait venir du nouveau dispositif mybike.brussels. L'autocollant émis par la Région bruxelloise remplace sur le cadre la gravure du N° de registre national. Muni d'un N° et d'un code QR, le sticker permet à tous de savoir si un vélo est déclaré volé: il suffit de scanner ou de rentrer le N° sur la plateforme en ligne. Contrairement à l'ancien système réservé à la police, prévention communale ou simples citoyens en sont désormais capables. Certaines communes vont d'ailleurs missionner leurs agents de proximité: ils scanneront chaque sticker croisé. «Les zones de police en sont très satisfaites», assure Camille Thiry, porte-parole de Bruxelles Mobilité. «L'autocollant a déjà permis à des acheteurs potentiels de retrouver des vélos volés proposés à la revente. Un appel à la police a ensuite mené à la restitution des vélos aux propriétaires». Ce retour au clou d'origine est d'autant plus facile que la fiche descriptive (marque, modèle, N° de série, couleur...) est complète.
Les spots du marché noir sont bien connus: le MaBru, le marché des abattoirs et la rue Heyvaert à Anderlecht ou le Jeu de Balle dans les Marolles.

Au dépôt des vélos retrouvés de Schaerbeek, on repère immédiatement les étiquettes jaunes dans la masse. «On a même déjà retrouvé un vélo qui n’était pas déclaré volé», s’enthousiasme Michaël De Borman. Le gestionnaire quotidien de mybike.brussels dénombre 7.500 inscrits depuis le lancement en mars 2019. «Surtout des milieux cyclistes. L’ambition serait de convaincre tout le monde pour que le système se généralise». Et devienne une sécurité à la revente, un peu comme le Car-Pass pour les voitures: cette carte d’identité du vélo est en effet transmise en cas de revente. «Ça motive terriblement les policiers», appuie De Borman. «Mybike leur permet d’être moins seuls et de remonter au propriétaire du vélo qui, avant, pouvait moisir dans un dépôt».
La zone Bruxelles Ixelles acquiesce. «Les courbes vols de vélos - vols de voitures se sont inversées depuis les années 80. ça prouve qu’on peut garder espoir», plaide Olivier Slosse. «à l’heure où n’importe quel cadenas se brise en moins d’une minute, ce combat se gagnera ensemble». À la zone Marlow, on confirme: «Notre zone a eu le privilège de retrouver les deux premiers vélos signalés sur l’app. Nous les avons remis aux propriétaires». Laurent Masset ne tarit pas d’éloges: «Grâce à MyBike, on a même déniché un vélo Cowboy disparu, qui pourtant est pucé». Plutôt que de «camoufler un vélo dernier cri en bécane usée» comme un témoin nous garantit l’avoir vu faire, le jaune canari qui gâche un peu le look vaut donc bel et bien le coup. De Borman: «La colle époxy se fond dans la matière. Elle empêche l’arrachage de l’autocollant, dont il restera toujours des traces. Les receleurs doivent le recouvrir, le peindre, le planquer d’une façon ou d’une autre».
Maintenant, n’oubliez quand même pas votre cadenas.
(*) Malgré plusieurs sollicitations de notre part, le parquet de Bruxelles n’a pas souhaité commenter

Florine Cuignet, vous êtes chargée de politique bruxelloise au Gracq. 3719 vols de vélos à Bruxelles en 2018: c’est inquiétant?
Les chiffres augmentent sans cesse alors qu’on pourrait croire que le nombre de cyclistes en hausse pousserait une réaction. On n’arrive pas à enrayer le phénomène: c’est préoccupant.
Tout le monde ne porte pas plainte...

Il faut porter plainte! C’est très simple via Police-on-web. Ce qu’on constate, c’est que parfois, les policiers dissuadent gentiment les plaignants. Par le passé, on a même eu échos de refus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui mais on entend encore trop souvent des commentaires du style: «ne vous faites pas trop d’illusions». Ce n’est pas encourageant.
Quels sont les moyens conseillés par le Gracq pour lutter?
Le travail doit être mené par les zones de police: le vol de vélo doit être dans leurs priorités. Elles doivent agir vite. Il faut aussi multiplier les solutions de stationnement: dans le domaine, ce sont toujours les balbutiements. Les arceaux et les box, ce n’est pas suffisant: il faut désormais des parkings plus ambitieux. Et même là, il y a des vols. Les communes doivent aussi dégager du personnel pour la prévention. Enfin, il faut enregistrer son vélo sur mybike.brussels.
Certaines zones de police multiplient les efforts.

C’est vrai. Mais il faut désormais dépasser les moyens zonaux pour atteindre l’échelle régionale. Nous avons ainsi un groupe de travail qui réunit Bruxelles Mobilité, l’associatif, les zones et les communes via leurs services prévention. Mais ce sont toujours les mêmes têtes qu’on y voit venir. À ce titre, le parquet reste le point noir: on ne sait pas ce qui s’y passe, quelles y sont les procédures...
Comment ça?
Quand la police appréhende un voleur en flagrant délit par exemple, on ne sait pas trop s’il est jugé ou pas. Et quelque temps plus tard, il est de nouveau pris sur le fait. Pour le Gracq, le parquet est le maillon faible: le manque de sanction décourage les zones de police.