Dans les p’tits papiers de Madame Pipi: Cristina échange dessin contre petit besoin
Un dessin contre un petit besoin: c’est le tarif de Cristina, madame pipi depuis 10 ans au Beursschouwburg, à Bruxelles. On la rencontre à l’occasion de la Journée Mondiale des toilettes, ce 19 novembre.
Publié le 19-11-2018 à 07h10
«Je leur dis toujours “va faire pipi d’abord: tu dessineras après!”» Sinon ils se dépêchent et font n’importe quoi».
Cristina Cerqueira, 59 ans, est madame pipi. Et dans sa branche, elle est peut-être la plus cool du monde. Depuis 10 ans, elle nettoie les toilettes du Beursschouwburg, centre d'art multidisciplinaire de la rue Orts, en face de la Bourse de Bruxelles. «Et ça a changé ma vie», assure-t-elle. Car si l'Ixelloise y gagne «une sécurité financière» en plus de son travail de jour comme chef d'une cuisine bio, elle s'est surtout muée en véritable curatrice du petit coin. L'histoire est de celles qu'on grave dans sa mémoire comme on tague sur les portes des WC.

2008. «Toujours fauchée», Cristina dépose serpillière et détergent dans le sous-sol de la salle de spectacle à la programmation aussi pointue que son public. «Mes enfants avaient leur vie, je m’ennuyais toute seule». C’est sa belle-fille, stagiaire au Beurs, qui la pistonne. «Son papa était très fâché». Danse, performance, ciné de niche, musique expérimentale...: au départ, la nouvelle «toiletdame» ne parvient pas à «décoder la programmation». Mais peu à peu, elle «comprend comment ça fonctionne». Et au Beursschouwburg, elle entre «dans la famille».


2012. Le tournant survient avec l’arrivée de Tom Bonte à la direction. «Il me dit: “OK Cristina, les toilettes, c’est ton secteur”. Et j’ai développé le projet». Qui n’aurait pu décoller ailleurs. «Le public au Beurs, c’est souvent des étudiants, des artistes. Ils n’ont pas d’argent. Un soir, une fille me propose de danser des claquettes en échange d’un pipi. Puis un garçon m’a dit un poème. Puis une fille a chanté». C’est alors que jaillit l’idée des dessins. «J’aime l’art. Mon copain était antiquaire, il avait des tableaux. Quand on se disputait, je rentrais chez moi et n’avais que des gravures». Le dessin s’impose alors pour remplacer la piécette dans l’assiette. «Très vite, je l’analyse. Et je suis critique. Ça surprend. C’est grâce aux cours de François Liénard, à l’École des Arts d’Ixelles».
La spécificité du lieu, son public défricheur, arty, ouvert, sensible à la diversité des genres et des sexes, ont fait que les œuvres se sont accumulées. Entassées même. «Ça n’aurait pas marché à Lisbonne ou à Rome: les gens sont trop snobs. Le Bruxellois, lui, il est bon public». Et en 2015, pour les 50 ans du Beurs, Cristina expose.
2018. Le projet, ce sont aujourd’hui des centaines de carnets gavés de croquis, de collages, d’esquisses, de peintures. Au bic, au pastel, à la mine, aux pointes sèches, à la sanguine. «Je fournis le matériel, mais c’est le Beurs qui paye le papier toilette et le nettoyant!»


Certains dessins sont encadrés au mur de sa maisonnette, planquée en intérieur d’îlot dans le Châtelain. Cristina donne un prénom à chaque œuvre. Avec les traits reviennent des souvenirs de rencontres. «Je ne suis pas une collectionneuse. Je ne pense pas à l’argent. Ni à une suite. Pourtant, certains exposent. Mon projet, c’est ce qui arrive spontanément, là, dans les toilettes». Elle s’émeut.
Mais la galeriste du pispot n’en cautionne pas pour autant les pisse-vinaigre: «Celui qui est trop saoul et gribouille juste un petit zizi, il peut faire pipi. Mais pas question de lui donner le pass toilette pour la soirée!»

Attablée entre la salle de concert et le backstage, Cristina Cerqueira voit passer les artistes quand ils montent sur scène. Et quand elle est de quart, elle ne loupe aucun show.
«J’ai appris les codes des musiques qui passent. Quand je suis arrivée, je connaissais déjà la techno pure par mon fils, qui est DJ».
Même si elle «ne maîtrise pas la terminologie complexe des musiques actuelles», madame pipi revendique «l’esprit libertaire des raves». Et «des goûts très éclectiques»: du classique au rock progressif. «Je suis de la génération punk. J’aime aussi le post-punk et le no-punk, et la techno ou l’electro expérimentale comme celle qui passait au festival Schiev le week-end dernier».
«J’adore ces jeunes»
Mais son truc, c'est le hip-hop et le rap. «J'adore ces jeunes. Le groupe bruxellois Stikstof, je les suis depuis le début. C'est des amis à moi. Zwangere Guy, il travaillait au bar ici. Ils sont chouettes et populaires. Quand ils viennent, y a de l'émotion».
Et Cristina de se rappeler une date précise. «Après les attentats de Paris, la menace était au niveau 4. Stikstoff et Roméo Elvis ont donné un concert. Sold Out, ça s’appelait. Et effectivement, c’était sold-out». Depuis, les rappeurs bruxellois ne se produisent plus dans des salles à 5€... Malheureusement pour Cristina: «car quand c’est eux, c’est rempli. Je gagne bien et j’ai beaucoup de dessins».


Sirènes Les toilettes du Beurs sont non-genrées. Des sirènes remplacent les traditionnels pictogrammes «hommes» et «femmes». Cristina: «le plus important, c’est ce que ressentent les gens. Leur apparence ne doit pas dicter le côté des toilettes où ils doivent aller». Bien dit.
Oasis Une place de rêve, le Beurs? Cristina: «J'y ai des amis. J'y suis protégée du racisme, de l'homophobie, du sexisme. C'est une chance. Le public est ouvert et sans préjugé. Je dois donc l'accompagner au mieux, être à la hauteur». Elle l'est.
Corporation Il n'y a pas de syndicat de madames pipi. Ni d'esprit corporatiste. «À part mon équipier qui travaille aussi au Recyclart, je ne connais qu'un autre monsieur pipi: celui de l'AB».
Snobisme «Un jour, un perfomer américain m'a présentée à un ami, artiste coté, lui suggérant de m'offrir un dessin. L'autre n'a fait qu'un petit point. J'étais triste».
