Pourquoi le roi invite-t-il Macron à LaVallée? «Une approche entrepreneuriale de la solidarité»
Un centre molenbeekois de coworking créatif collaboratif et social pour impressionner le président de la «start-up nation» Emmanuel Macron: voilà l’idée du Palais pour la visite d’état française. Il paraît que le roi Philippe «adore ce lieu». Mais au-delà: comment s’explique le choix de LaVallée?
Publié le 15-11-2018 à 07h10
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Ce mardi 20 novembre, le roi Philippe invite le Président français Emmanuel Macron à visiter le centre de coworking créatif LaVallée, à Molenbeek. Les deux chefs d’état s’y rendront avec leurs épouses. C’est le Palais qui a élu l’ancienne laverie de 6000m2 comme lieu de la rencontre. La SMart a transfiguré ces briques postindustrielles en espace de travail partagé depuis 3 ans.
«Ici, on y expérimente. Nous avons 20 ans d’expérience dans le partage pour les travailleurs autonomes. Et la SMart se développe désormais en France. Ça prouve que la Belgique peut exporter des bières et du chocolat, mais aussi l’innovation sociale», résume Sandrino Graceffa, administrateur délégué de la SMart. Avec Pierre Pevée, manager de LaVallée, ils lèvent un coin du voile sur les coulisses de cette visite d’état.

Pourquoi selon vous le Palais a-t-il choisi LaVallée pour cette visite présidentielle?
Sandrino Graceffa - Depuis quelque temps, le roi Philippe et les équipes du Palais intensifient les contacts avec les entrepreneurs sociaux partout en Belgique. Ils ont compris l'importance de l'économie sociale et solidaire, comme réponse au mieux vivre ensemble. Et puis, il y a eu une vraie rencontre lors de la première visite du roi en octobre dernier. Il a montré un intérêt sincère pour les artistes et entrepreneurs qui vivent ici au quotidien. Et on sait depuis un mois qu'on pouvait accueillir cette visite.
C’est un signal?
Sandrino Graceffa - On a eu une image disruptive. Cette structure née du besoin de ses membres a mis du temps à faire partie du paysage institutionnel belge, plus qu'au niveau européen. Personne n'est prophète en son pays. Alors oui, c'est une reconnaissance pour un travail de 20 ans et 80.000 personnes aidées, et pour le plaidoyer social que l'on défend. Au-delà des politiques, on sent que les corps intermédiaires comme les syndicats et les coopératives jouent un rôle important. Ils prouvent que la société se tourne vers davantage de solidarité, avec une approche entrepreneuriale qui les distingue d'une classique philanthropie. Ces entreprises sociales produisent «du sens» sans être 100% subsidiées par les pouvoirs publics. Être choisi par le roi, oui, c'est bien. Mais ça ne nous empêchera pas de continuer de travailler au débat public.

Votre implantation à Molenbeek n’est pas pour rien non plus dans le choix du Palais.
Sandrino Graceffa - C'est l'aspect diplomatique: choisir de venir à Molenbeek et montrer une image positive d'un quartier qui a souffert. On avait un compte à régler avec la France et les médias français car la vision qu'ils en donnent ne correspond pas à la réalité d'une commune où il fait bon vivre et vivre ensemble. Et puis il y a le potentiel de développement important avec l'impact du projet canal.
Outre les 150 entrepreneurs créatifs de LaVallée, la visite d’état met aussi l’accent sur l’associatif molenbeekois, qui sera présent chez vous.

Pierre Pevée - 9 associations nous rejoignent. Dont la Maison des Cultures et de la Cohésion sociale, MolenGeek, Art2Work, TADA (ToekomstATELIERdelAvenir), IStudio... Nous aurons deux discussions: l’une sur le développement économique, l’autre sur les projets sociaux du quartier.
Il y a du stress avant cette visite?
Pierre Pevée - On va rhabiller la salle d'expo. Mais avec 150 à 200 événements par an, le bâtiment est hyperactif. Les expos, les conférences, les concerts, c'est notre métier. On va un peu rafraîchir, rendre l'endroit plus confortable, mais c'est pas un travail énorme.
Macron, c’est la «start-up nation», la flexibilité à tous crins. L’inviter dans un centre qui mutualise justement les ressources au profit de travailleurs précaires, pourtant souvent surdiplômés, n’est-ce pas un contraste?
Sandrino Graceffa - D'abord, sachez qu'il n'y a pas que des petits projets à la SMart. Certains atteignent 400.000€ de chiffre d'affaires. Mais c'est vrai, nous hébergeons aussi des travailleurs précaires, très diplômés, qui ne trouvent pas leur place sur le marché économique et qui vivent difficilement leur autonomie. C'est une évolution générationnelle du marché du travail: en quête de sens, beaucoup quittent des emplois salariés. Par choix. On ne connaissait pas ça à la SMart il y a 10 ans. Mais il faut faire rimer cette envie de liberté avec la sécurité et la solidarité. Et le statut de salarié offert par la SMart donne des droits. Ces entrepreneurs ne veulent plus devenir riches comme dans les années 80, mais vivre dignement de leur travail.

Vous avez prouvé que ce n’est pas toujours le cas. Votre combat pour les coursiers de Take it Easy ou Deliveroo en témoigne. Peut-on voir dans la venue de Macron un signe de fléchissement de sa politique?

Sandrino Graceffa - Je ne voudrais pas m’attribuer la pérennité d’un changement radical de politique du Président français, sûrement pas. Moi, je vois surtout de la constance dans sa position. On pensait qu’il y aurait un fléchissement social après le premier gouvernement Philippe mais on voit surtout la constance d’un Président «droit dans ses bottes», comme dit Juppé. Macron croit toujours qu’il va produire des résultats. Mais lesquels? Inverser les chiffres du chômage? Gagner quelques points de croissance? Il dit vouloir s’inspirer du modèle scandinave de la «flex sécurité». On voit surtout se renforcer la flexibilité, pas trop la sécurité...
Les artistes et créatifs hébergés à LaVallée ne représentent pas vraiment la jeunesse molenbeekoise dans sa diversité...
Pierre Pevée - Les jeunes qui bossent ici ne sont clairement pas les jeunes de Molenbeek, non. Depuis 3 ans, on tente de s'ouvrir au quartier. Mais c'est un job full-time et on s'y est cassé les dents. Pour réussir, il faut un intermédiaire: c'est pourquoi on «donne les clefs» à des ASBL. Ils projettent des dessins animés, organisent des ateliers, des événements. D'ailleurs, pour les fêtes, ce sont des gars du coin qui assurent le service de sécurité. Ces jeunes sont un vrai relais car quand il y a un ennui, on n'appelle pas spécialement la police.
Sandrino Graceffa - LaVallée a quand même une aura. Nos événements font venir des jeunes de partout dans Bruxelles. Le lieu est attractif. Ça bénéficie au quartier. On nous a remerciés quand le roi est venu.
Pierre Pevée - Nos apéros font parfois du bruit. Un jour, je me suis excusé auprès d'une personne plus âgée de la rue. Qui m'a répondu que ça lui faisait du bien de voir tous ces gens près de chez lui car, depuis les attentats, on regardait le quartier «d'une sale façon». On prouve tous les jours que c'est un quartier familial comme les autres, où on n'a aucun ennui.