«Ces terroristes, ils ne font que nous salir de jour en jour»: après les attentats, les jeunes de Molenbeek sont «dégoûtés»
Les jeunes de Molenbeek en ont ras le bol que leur avenir soit mis en miettes par les terroristes. «Tristes» et «dégoûtés», ils assurent que «le quartier n’a pas soutenu Salah Abdeslam». Alors que leur quotidien slalome entre contrôle de police et refus d’embauche, ils croient toujours en l’avenir.
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Publié le 25-03-2016 à 16h06
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Le bâtiment est gris. Pas un gris sale dû à l’oubli, mais celui du béton lisse des constructions contemporaines. Tout en arrêtes nettes et avancées asymétriques, dalles verdurisées, passerelles métalliques et surplombs, la Maison de Quartier Heyvaert a même gagné un prix d’architecture publique. Sa modernité tranche avec les façades décrépites de ce quartier du Canal, connu pour ses garages exportateurs d’occases. Et désormais pour ses planques terroristes.
C’est à deux pas, au 47 rue Delaunoy, que Salah Abdeslam aurait dupé la police en sortant planqué dans une armoire. C’est à peine plus loin, au 79 de la rue des Quatre-Vents, que le terroriste s’est fait coffrer quatre mois plus tard.

«Le quartier aurait jamais hébergé Salah»
«Certains jeunes ne croient pas que c’est Salah parce que la police montre pas sa tête», glisse un kid. Le quartier aurait-il pu couvrir l’homme le plus recherché d’Europe? «Comme il est né ici, peut-être que des gens l’ont aidé. Un ami? Deux amis? Seul lui sait comment ça s’est passé. Mais 99,999% des habitants sont contre les terroristes. Ils ne l’auraient jamais hébergé. Ces attentats, on les condamne. C’est pas notre religion, qui est tolérance et respect. Ces gars, ils ne font que nous salir de jour en jour. Si on veut postuler, ça va jouer contre nous. On peut encore trouver mais ça reste difficile».

B, 19 ans et les mains dans ses cheveux gominés, ne dit pas autre chose. «Ils sont en train de nous niquer le système. Ils ont pas de cerveau. Pour deux ou trois qui s’envoient l’air, toute notre vie est gâchée. Mon père, il s’inquiète pour moi. Il a peur que je prenne le métro. Il veut pas que j’aille dans les mosquées. Elles sont mal vues ici. Alors de la sympathie pour Salah? Non, y en a pas. Les gens étaient sûrs que le gars était pas dans le quartier. Faut arrêter toute cette mascarade».
«Les médias racontent beaucoup de trucs pas vrais»
Les jeunes du coin sont méfiants. La presse balade ses micros sous leurs yeux depuis novembre et les attentats de Paris. «On les compare. Ils racontent beaucoup de trucs pas vrais». De quoi chambouler un quotidien déjà pas facile, entre recherche d’emploi infructueuse et contrôles inopinés de la police de rue. «Vous pouvez essayer mais les jeunes, ils veulent plus parler», nous accueille une joviale travailleuse sociale. Regard sous la visière de sa casquette, main sur la souris du PC public, un ado confirme d’un hochement de tête.

«Y a pas longtemps, une télé est allée sonner chez la famille d’un jeune mort en Syrie. Poliment, le grand frère leur a demandé de partir. Les journalistes ont insisté. Alors le petit frère a frappé. Faut le comprendre», relate un gars qui a ses habitudes dans le hall meublé de fauteuils seventies bariolés, dont la version est confirmée par l’échevine de la jeunesse Sarah Turine. La Maison de Quartier Heyvaert organise sorties culturelles, écoles des devoirs et même des voyages. «On est cool ici. Avec les moniteurs, on traîne plus dans le quartier. On peut même amener la Playstation». Un vendredi sur deux, c’est café philosophique. Dernier en date: «peut-on s’entendre avec toutes les religions?» Des Israëliens de confession juive en étaient.
«Je suis rentré dans un magasin, les gens sont ressortis»
«Mais ouais qu’on peut vivre ensemble, bien sûr», sourit A, grand gaillard de 22 ans, doudoune débardeur rouge et barbe de deux semaines qu’il porte «pour toutes les raisons sauf la religion». Avec son look, les contrôles «au hasard» dans les gares et métros pourraient se concentrer sur lui et ses potes, dans les mois qui viennent. «Ils choisissent, c’est sûr. Ça me rend triste. Hier, je suis rentré dans un magasin et les gens sont tous ressortis, illico». On reste interloqué. «Et c’était à Molenbeek! La peur, je la comprends. Mais elle augmente. Il faut réfléchir à tout ça».
Le quartier de A est présenté dans le monde entier comme le terreau djihadiste. «Le quartier, c’est un vice. Pas nécessairement dans un sens négatif. Mais on peut pas s’en passer. Moi, avant, j’y étais 23h sur 24, j’étais N°1. Je l’ouvrais et le fermais. Dans la rue, dans les cafés, on peut rencontrer n’importe qui. On discute 5 minutes, ils nous font parler de la Syrie». Ces hommes, «leur rôle est bien défini», tâtent le terrain. S’il est fertile, «alors y a des jeunes qui partent, oui. Deux frères dont un avec qui j’étais à l’école. L’un est décédé. L’autre, j’ai plus de nouvelles. Quand j’ai appris ça, j’ai pensé: “Dans quelle merde il est allé se fourrer?” En partant, ils savent que l’état Islamique est faux.
B hausse les yeux au ciel. «Ils se font manipuler. Ils croient qu’ils vont aller au paradis? Mais ils sont dingues! Dieu, il dit pas ça: il refuse qu’on tue des enfants, des vieilles, des femmes!»

«Des beaux parleurs»
«Alors pourquoi ils partent?», se dépite A. «Ces recruteurs qui traînent, c’est des beaux parleurs. Ils lavent le cerveau des jeunes désorientés, profitent de leur faiblesse. C’est triste. Les terroristes de Zaventem et Maelbeek, c’est des truands, des braqueurs, des dealers. Ils se disent que s’ils meurent, ils iront en enfer. Les recruteurs les prennent par les sentiments, leur prétendent qu’ils peuvent aller au paradis. Mais c’est faux». B: «Parfois, un jeune perd les pédales. Si son père ou sa mère meurt...»
A a-t-il déjà été confronté à ces recruteurs? «Un jour à Gare de l’Ouest, y avait un grand avec une longue barbe. Il venait nous parler 1h30 de la religion. On a bien vite su que c’était un recruteur. Plutôt que d’le frapper, on lui a rasé la barbe. Qu’est-ce qu’on a ri! On l’a jamais revu à Molenbeek».

«Dans le café des Abdeslam, on prenait un thé»
Et Salah Abdeslam, A l’a connu? Que dit «le quartier» depuis les attentats de Bruxelles? «Salah et son frère, ils tenaient un café au Karreveld. Beaucoup de jeunes y allaient. On fumait. Moi aussi. On se prenait un thé, je ne voyais pas de truc bizarre. C’était pas du tout un ami, on lui disait “ bonjour ”, voilà. C’est vrai qu’il était apprécié. Il était pas du genre à frapper les plus petits pour les obliger à lui ramener des trucs». Sur le visage du jeune homme, l’incompréhension se mélange à la résignation. «Ces gars qui se font sauter, quand leurs mères vont l’apprendre, elles vont dire quoi? Il faut penser aux victimes, mais aussi aux terroristes et à leurs familles». La réponse à l’équation est là.
Et peut-être aussi dans le contexte social. On a souvent dit qu’il n’aide pas les jeunes Molenbeekois de troisième génération à croire en l’avenir. Et qu’il pouvait être un facteur de radicalisation. A modère. «Si c’était le cas, je serais en Syrie avec tous mes copains. Ici, en Belgique, on a tout ce qu’on veut. Tu veux un papier de l’Onem? Tu l’as, que tu t’appelles Mohamed ou Joseph. On peut même bloquer la rue devant la Maison de quartier, pour les fêtes religieuses. C’est trop! Faut voir le monde! Les jeunes accusent le système pour se défendre; ils postulent deux ou trois fois et croient qu’on les refuse parce qu’ils sont de Molenbeek. Mais qui leur a dit de pas s’lever le matin pour sortir ses parents de leur vieille maison?»
«Avec ma tête, ils me contrôlent, c'est sûr»
Les contrôles policiers, A et B en ont vu «des centaines». Certains à leur encontre, d'autres comme témoins. Leur dégaine n'aide pas les policiers à les laisser tranquilles. «On leur donne le signalement d'un jeune, donc ils contrôlent les jeunes qui correspondent à ce signalement», reconnaît Sarah Turine, échevine (Ecolo) de la Jeunesse. «Je les comprends. Mais ça nourrit la méfiance des jeunes envers les policiers. C'est un cercle vicieux».

«Moi, avec ma tête, ils me contrôlent, c’est sûr», rigole B. «On est posé dans le quartier, et les flics viennent nous faire chier à tous les coups. On est mal vus».
Avec les attentats, la tension dans les rangs des forces de l’ordre, les promenades en rues des jeunes Molenbeekois risquent de se transformer en parties de cache-cache. Déjà que c’était pas la joie avant.
«Eh bougnoule, tu te crois dans la savane?»
«Un jour, je traverse hors du passage pour piétons», raconte A. «Un flic me voit: “ Eh bougnoule, tu te crois dans la savane, ici?”. Il me manque de respect. Je lui demande: “ Et toi, tu te prends pour mon père? ”». L’altercation dégénère. «Je ne voulais pas que ma mère voie ça. Je lui demande s’il peut me contrôler dans un coin. Mais il a refusé et m’a embarqué. De toute façon, mon casier est vierge».
A raconte aussi comment il s’est fait contrôler alors qu’il marchait en rang avec sa monitrice de la maison de quartier pour aller au cinéma, «comme ça». Ou comment, après avoir craché par terre rue Neuve, il s’est fait «tabasser dans un coin à De Brouckère». Des brimades quotidiennes. «Les policiers en uniformes, ils croient que tout est permis. On les appelle les “ cow-boys ”. On préfère les agents du quartier qui nous connaissent».
À la maison de quartier Heyvaert, ces jeunes semblent aussi avoir une confiance immense en leurs moniteurs. Ça rigole, ça charrie... «Il faut des éducateurs de rue», déplore sagement A. «À Anvers, y en a 15 qui tournent. C’est des musulmans et c’est fait exprès. Ici, c’est ça qui manque».
