«Comment on fera pour ramener son casier de bière?»: 5 Bruxellois pour 5 visions du piétonnier
Le piétonnier entre en piste ce 29 juin. Avant l’inauguration festive de dimanche, L’Avenir donne la parole à 5 acteurs de terrain. Entre les dernières voitures, on a marché à leur rencontre. Car si le piétonnier peut être vu comme positif, il a aussi de farouches détracteurs.
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Publié le 27-06-2015 à 06h00
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Frédéric Ronsse, librairie Brüsel
«C'est pas le touriste qui fait pisser son chien dans le bac à fleurs»
«On peut critiquer Yvan Mayeur, mais au moins, il a le courage de faire son piétonnier. Le Centre, ça ne peut pas être pire qu’aujourd’hui».
Sans hésitation, et comme il nous le confiait déjà en 2013, Frédéric Ronsse s'avoue très favorable à la piétonnisation du boulevard Anspach, dont sa librairie BD Brüsel est un des fleurons. Mais il reste dubitatif quant à son devenir.
«Il faut tenter de faire revenir les Bruxellois dans le centre. Très bien! Avec le piétonnier, on a le “ comment ”. Mais il manque encore le “ pourquoi ”. On a un bon disquaire, deux ou trois chouettes magasins de fringues. Et après? Le Temple de la Bière? On attend toujours! Le Musée au Garage Citroën? Ça pue!» Pour la Bourse, le patron de Brüsel prône «un bâtiment retourné vers la Grand-Place. Plutôt qu’un couloir piéton entre Nord et Midi, il faut un passage transversal. Et si on met InBev dedans, ça va attirer 200.000 personnes par an.»

Ceci dit, il reste des inconnues. «Qui marchera dans le crachin à la belge sur le boulevard Anspach, entre les snacks, avec la saleté, les drogués qui se piquent au calme, les SDF? J’ai parfois des touristes qui entrent au magasin: ils ont peur», assure le libraire, qui voit la problématique de son quartier comme plurielle. «Difficile de faire le distinguo entre mobilité et propreté, mixité et sécurité», développe-t-il. «Pourquoi les Bruxellois ont-ils déserté le centre? Pourquoi les bobos qui voulaient des pistes cyclables ont-ils fui? Comment convaincre les gens de Waterloo qu’il y a encore une ville en dessous du Sablon?»
Pour le commerçant, il ne suffit donc pas d’un piétonnier. «Il ne faut plus que le passant doive marcher au-dessus d’un SDF complètement bourré avec son chien menaçant. La sécurité n’est pas l’apanage de la droite: c’est pour tout le monde. Il faut des flics, il faut une galerie commerçante dans la station Bourse, il faut des infos partout en surface. Il faut que le Bruxellois redevienne fier de sa ville. Qu’il arrête de la salir. C’est pas le touriste hollandais qui fait pisser son chien dans les bacs à fleurs! Et puis, il faudrait que les jeunes qui habitent dans le centre puissent y bosser. Et là, je rejoins Mayeur aussi: l’Horeca et le commerce, ça donnera de l’emploi».

Frédéric Ronsse souhaite aussi «aller au bout de la logique» en prêchant davantage de convergence «avec la Région et les communes voisines. La Mobilité, ça s’arrête pas aux frontières de Saint-Josse, de Molenbeek ou d’Ixelles».
En scénariste optimiste, Ronsse écrit un dénouement positif au piétonnier. «Se plaindre, c’est typiquement belge. Plutôt que de planter cinq couteaux dans le dos de Mayeur après trois crocs-en-jambe par des recours incessants, encourageons-le», glisse-t-il aux «extrémistes du vélo».
Et le libraire de croiser les doigts: «Je prends un risque. Car si les travaux durent 2 ou 3 ans comme à Flagey, je peux fermer boutique». L’entrepreneur a d’ailleurs perdu 15% de son chiffre au passage à deux voies du boulevard, «ce qui m’a obligé à licencier un libraire. La décision la plus dure de ma carrière. Mais par ailleurs, ça fait 20 ans qu’on fait du surplace. Alors “Allez le Bourgmestre!”»


Mark De Meyer, riverain PMR
«Je crains un “Dimanche sans voiture”
tous les jours»
«Toutes les réunions de concertation pour le piétonnier ont eu lieu dans des lieux inaccessibles».
Dans sa chaise, Mark De Meyer reste philosophe. Il n’est plus surpris par l’inaccessibilité chronique de Bruxelles. «Heureusement, j’ai fait de l’haltérophilie. Je sais prendre l’escalator», rassure-t-il. «Mais ce n’est pas le cas de toutes les personnes à mobilité réduite. Bruxelles devrait prendre exemple sur des villes comme Stockholm».
L’homme sait de quoi il parle. Ancien athlète et secrétaire général des Belgian Paralympics, il a parcouru le monde. Ce gros bras en chaise roulante compte même 2 participations aux Jeux Paralympiques à son palmarès. «En athlétisme, au tir à l’arc et en natation». Vous imaginez le tour de biceps. «Donc l’escalator ne me fait pas peur. Par contre, quand c’est en panne et l’ascenseur aussi, à Bruxelles, ça dure».

Et les soucis de Mark ne vont pas s'envoler avec le piétonnier. C'est surtout la mobilité qui angoisse cet habitant de la place de la Liberté, dans le quartier du Congrès. «J'ai peur que ça soit "Dimanche sans voiture" tous les jours. Avec piétons et vélos, mais aussi tous les véhicules détenant une dérogation: taxis, livraisons, pompiers, propriétaires de garages, abonnés aux parkings. Dans la rue Neuve, tu sais que t'as pas de voiture qui passe. Pas sur le nouveau piétonnier». De Meyer plaide surtout pour les personnes âgées ou ceux qui circulent en chaise électrique. «Car moi, encore une fois, je me débrouille».

C’est pour ça que Mark De Meyer s’est joint à la plainte au Conseil d’état de l’ARAU, d’Inter-Environnement et du BRAL. Il craint aussi que ce que les opposants au plan de Mobilité surnomment le «mini-Ring» ne deviennent une frontière infranchissable aux PMR. «Aujourd’hui, j’utilise la bande de bus. Ils montent, moi je descends. Mais le mini-Ring les supprime. Tout en ammenant plus de trafic résiduel entre Petite Ceinture et quartiers. Ce trafic, ça va pas faciliter. D’autant qu’ils comptent diminuer le nombre de passages pour piétons avec feu sur la boucle de desserte. Je crains que Congrès, Marolles ou Dansaert ne soient pris d’assaut. Déjà aujourd’hui, dès qu’une manif circule sur la Petite Ceinture, on le sent dans les rues adjacentes».
Et qu’on ne parle pas à Mark De Meyer des transports spécifiques aux PMR. «Ils préfèrent travailler avec des institutions, les hôpitaux, les centres de revalidation, aux horaires fixes. Pour les particuliers, le service est beaucoup plus compliqué».
Une chose est sûre: les bras de l’ancien haltérophile ne sont pas près de dégonfler.


Gwenael Odongui-Bonnard,
Directeur de l’Hôtel Métropole
«Le service de voiturier
est un standard du 5 étoiles»
«Les petits jours, j’ai au minimum 60 voitures à parquer. Dès 7h du matin pour l’hôtel, jusqu’à 2h du matin pour le restaurant. Je n’ai pas de parking privé: j’utilise le parking Alhambra, autour duquel une dizaine de voituriers gravite. Comment ces clients en voiture vont-ils arriver jusqu’au Métropole dès lundi? Sans parler des autocars».
À pied, allez-vous répondre à Gwenael Odongui-Bonnard, directeur général du Métropole, prestigieux 5 étoiles de la Place De Brouckère, situé à 100% dans le nouveau piétonnier. Dont l’homme se veut le défenseur car, «à terme, la fréquentation augmentera et l’aménagement bénéficiera à la terrasse».
Le problème, c’est que le niveau d’attente de la clientèle ne permet évidemment pas la moindre approximation d’ici-là. Or, malgré un dialogue «soutenu» avec la Ville, certaines questions restent en suspens. Par exemple, Gwenael Odongui-Bonnard ne sait pas s’il pourra compter sur la zone tampon dont il a besoin devant son entrée. «Le voiturier est un standard dans l’hôtellerie de luxe. De plus, on n’est pas à Barcelone: quand il pleut, le client doit être à l’abri 5 secondes après être descendu de voiture. Il paye pour ça. S’il a 4 valises, je les stationne à 50m? Et si j’ai trois voitures qui arrivent en même temps, je fais comment? S’il ne peut pas se garer, le client ira ailleurs», appuie l’hôtelier. «On va sans doute devoir compenser en engageant davantage de personnel».

L’angoisse vient aussi des incessants séminaires qui occupent la vingtaine de salles de l’hôtel. «J’ai un bus prévu lundi matin avec 50 VIP: je le parque où? Je n’ai aucune réponse à cette question», assure Odongui-Bonnard, qui craint que ses gros clients, des multinationales mondialement connues, ne délocalisent leurs meetings chez ses concurrents.
Le manager voit aussi les travaux d’un mauvais œil. Ils doivent durer deux ans et commenceront par les chantiers d’impétrants. Ça veut dire boue, tranchées et passerelles de métal sur les trottoirs. «Le cadre de multinationale, le VIP ou le client de 5 étoiles, il ne va pas accepter de piétiner dans la gadoue pour entrer au Métropole».

Autre souci: le manque d’information à distiller aux 200 employés. Et le budget taxi supplémentaire que risque de générer le piétonnier. «Sans les bus depuis le centre, les employés qui arrivent ou repartent pendant la nuit ne parviendront plus à attraper leurs trains. On risque d’augmenter les défraiements de 20 à 30%. On ne peut pas non plus demander aux employés de changer de vie ou d’horaire parce que la STIB déplace ses terminus».
Bref, même si l’impact du piétonnier est attendu comme positif pour le Métropole, le plan de mobilité afférent est trop flou. «Je suis donc très anxieux. De mon point de vue, le piétonnier ne prend pas assez en compte les besoins de grandes structures comme la nôtre». Gwenael Odongui-Bonnard regrette une communication perfectible depuis l’Hôtel de Ville. «Nous sommes en discussion continue avec la Ville de Bruxelles. Bien sûr, nous comprenons que le plan de Mobilité est en phase de test. Mais j’espère que la situation temporaire ne deviendra pas définitive. Pour les vendeurs de sandwichs, le piétonnier, ça sera super. Mais la ville doit respecter davantage l’héritage d’une institution comme le Métropole».


Edith et Henriette, riveraines
du boulevard Anspach
«Comment feront les gens pour ramener un casier de bière?»
«Je ne vois plus mes enfants. Ah ben non, on ne sait plus venir chez moi en voiture. Alors depuis qu’on doit avoir une carte de résident, mes enfants, ils ont à chaque fois 40€ d’amende. Ils ne viennent plus».
Au 6e étage de la Résidence Canler, propriété du CPAS de Bruxelles qui n’héberge que des personnes âgées de plus de 60 ans, Henriette De Paepe, 89 ans (photo ci-dessus), voit donc venir le piétonnier avec anxiété. «Je joue à la pétanque depuis 20 ans. Je dois aller à Ixelles. Mais avec le terminus du bus 95 qui change, je suis un peu perdue».

Sa voisine du dessous appréhende tout autant le piétonnier. «Ils vont en faire une plaine de jeu. Mais vous savez, la “Journée sans Voiture”, ici, c’est le jour le plus bruyant de l’année», glisse Edith Niemann (ci-contre), la septantaine, dans un demi-sourire. «Alors si en plus on n’a plus de bus. Parce que vous savez, certains ont peur du métro. Avec l’âge... Et le soir, on ne sort pas, avec tous ces drogués».
Autre souci: les courses. «Si on ne peut plus prendre la voiture, comment les gens vont-ils acheter un pack d’eau ou un casier de bière». Et puis, il y a le trafic résiduel. «La circulation va être déplacée dans les rues adjacentes, les gens seront bloqués, il y aura des klaxons et la pollution va rester», énumère Edith. Qui craint aussi pour la sécurité des riverains âgés. «On sera flambé le temps que les pompiers évitent les tables de ping-pong et le skatepark». De même, «les malades trouveront-ils leurs médicaments comme aujourd’hui avec les livraisons des pharmacies de 7 à 14h seulement?»

La propreté ne devrait-elle pas s’améliorer avec le piétonnier, que la Ville va faire blinquer toute l’année? Les retraitées bottent en touche: «Dès 9h du matin, c’est plein de sacs blancs dans la rue. Et puis, plus de gens, c’est plus de cannettes par terre. Les bancs, c’est pour les SDF et c’est très bien pour eux. Et les arbres à planter, pour les chiens».
Pour autant, ces deux echte Brusseleirs ne pensent pas une seconde à déménager. Elles aiment leur quartier. «Je vais tous les jours au marché de la place Bara. Les cerises sont moins chères», sourit Edith, alors qu’Henriette explique avoir ses habitudes dans un café en bas de chez elle, «pour prendre un peu l’air». «On sait qu’on habite en ville, pas à la campagne», modère Edith. «La verdure, c’est pas pour moi»


Bernard Widart, comité Bru1000
«Bruxelles devient comme Barcelone
ou Berlin»
«L’hypercentre de Bruxelles est de plus en plus tourné vers un tourisme d’appart-hôtel. Avec des locataires très jeunes, qui viennent boire et faire la fête». Actif dans le comité de quartier Bru1000, Bernard Widart craint que le piétonnier et ses animations n’accentuent le phénomène.
Au détour des rues entre Saint-Géry et la Grand-Place, il pointe des sonnettes sans nom «mais avec uniquement des numéros», des enseignes d’hôtels clandestins à peine déguisés et «des bars ouverts 24h sur 24». «Bruxelles ressemble de plus en plus à Barcelone ou Berlin», regrette cet habitant de Sainte-Catherine.

Le phénomène des apparts-hôtels s’accentuerait. Il résulte de la fuite des Bruxellois, qui sous-louent aussi leurs biens comme kots ou pied-à-terre pour expats. «Je les vois revenir très tard, à minuit, traînant leur valise à roulettes. Ils ont profité du week-end en famille et rentrent le plus tard possible. Ils ne font pas vivre Bruxelles».
Amateurs de patrimoine, Widart et plusieurs riverains se sont battus pour deux maisons ancien régime, «les dernières de la rue des Pierres à rester dans leur jus» au milieu des immeubles transformés. Mais «des chambres de 6m2 y sont désormais louées aux touristes, alors que le projet initial d’hôtel a fait long feu après notre action au conseil d’état», déplore Widart. Son énergie a permis le sauvetage de la maison adjacente d’où les fumets de carbonades émanent maintenant du resto brusseleir qui s’y est établi. «Il faut aussi un horeca dans l’intérêt de l’habitant», plaide l’homme, tout en espérant aussi que la mixité s’établira finalement dans le centre. «Pour éviter la gentrification, je plaide pour des appartements de luxe avec vue sur la Bourse comme pour des hôtels étudiants à Anneessens».

L’autre cheval de bataille de Bernard Widart, c’est la mobilité. C’est lui qui est à l’origine du recours au Conseil d’état contre le permis d’environnement du Parking 58. Il craint l’étranglement des quartiers limitrophes du piétonnier. «Un parking à Yser, un autre au Nouveau Marché au Grain, un troisième à De Brouckère, sans étude d’incidence: rien ne justifiait les 300 places du 58», peste le riverain. «Et quid pendant Plaisirs d’Hiver? Alors que le quartier a vocation résidentielle, il va écoper de tout le trafic résiduel du mini-Ring».
Et tout en insistant sur «la nécessité de rendre publique les emplacements privés des bureaux ou des entreprises» (une solution proposée par la start-up bruxelloise BePark, en route depuis 2012), Bernard Widart plaide, comme la Plateforme Pentagone, pour «deux niveaux de parkings à Bruxelles: la dissuasion à la sortie des autoroutes à l'entrée de ville et les dessertes de la Petite Ceinture». Il parie aussi que, très vite, «un parking chez l'habitant, dans le style Uber, va se développer». Rassurons-le: la solution existe déjà grâce à une autre start-up bruxelloise : MyFlexyPark.
