Velaines: l'architecte qui entend avec les yeux
Laurent Duquesne est atteint de surdité profonde depuis la naissance. Il est probablement le seul architecte sourd en Région wallonne.
Publié le 13-03-2015 à 07h00
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Il travaille à la conception de logements de qualité pour le bénéfice du plus grand nombre. "Les sourds font appel à moi parce que nous sommes de la même culture. Notre cerveau ne comprend que des images. Avec la langue des signes, qui est notre seul point commun, je suis là pour faciliter la communication avec ces personnes sourdes mais aussi pour les rassurer."
Laurent Duquesne travaille également au sein de l’ASBL montoise "Passe-Muraille" qui a élargi sa vision des choses. "Le domaine dans lequel je me spécialise peut paraître plus étendu ; j’essaie effectivement de répondre à tous les besoins engendrés par le handicap. Je travaille avec des bureaux d’architectes dans le cadre de collaborations plus ponctuelles pour répondre à ma spécialité, pour être complémentaire par rapport au bureau d’études qui sont souvent dépourvus. Au sein de l'association, nous cherchons à sensibiliser et à informer sur ce qu’est un handicap pour mieux coller à ses besoins spécifiques."
À l'heure actuelle, le Cellois travaille beaucoup dans les milieux culturels comme Mons2015, capitale européenne de la culture. On a pu le voir dernièrement intervenir à ce sujet dans une émission de France5, "L'oeil et la main".
Améliorer la communication visuelle
L’accessibilité prônée par l’ASBL ne doit pas être que technique. "L’information et la communication dans les comportements sont aussi essentielles : nous tâchons de répondre à la question portant sur l’accueil des différents publics, il ne faut pas l’oublier. Les architectes ne sont souvent confrontés dans les nouvelles constructions ou dans les rénovations qu’à la partie technique, qu’aux réglementations et la législation. Cela ne concerne essentiellement que les personnes à mobilité réduite ; on oublie les personnes qui présentent un handicap sensoriel comme les sourds ou les aveugles, les personnes en difficulté de compréhension..."
Laurent Dusquesne attache donc beaucoup d’importance à une amélioration de la communication visuelle (pouvoir repérer les dangers, signaler...), du confort et du bien-être du plus grand nombre.
"C’est pour cela que dans ma maison, explique-t-il, tout est ouvert verticalement, horizontalement et vers l’extérieur également. Et cela dans un seul objectif : améliorer la communication. Il faut rassurer la personne qui présente un handicap, éviter à ses proches des déplacements inutiles. Chez moi, avant il y avait des murs qui obligeaient mon épouse à de fréquents déplacements pour attirer mon attention. C’est essentiel d’avoir une relation transparente. Avec des volets fermés, par exemple, on ne voit plus rien. C’est la même chose pour les personnes aveugles ou malvoyantes : pour un meilleur repérage, il faut jouer avec les contrastes en utilisant par exemple des plinthes colorées différemment ou un escalier avec des contremarches, ou encore des portes vitrées colorées... Ça doit devenir une logique pour tout le monde, y compris dans le chef de ceux qui nous dirigent!"
Attiré par la vie politique ? "Non, pas actuellement. Ce n’est pas une politique de franchise, d’honnêteté mais de manipulation", conclut-il.

Le "Deaf Space, c'est quoi?
Quand on évoque l’architecture pour les sourds, on parle naturellement du concept américain de "Deaf Space". De quoi s’agit-il ?
"En français, cela veut dire "l’espace pour les sourds", dit Laurent Duquesne. "Si les personnes en chaise roulante ont besoin d’espace pour se déplacer, c’est pareil pour une personne sourde. Elle a besoin d’espace pour communiquer. La langue des signes s’inscrit en effet dans l’espace. Privé du monde sonore, la surdité induit une perception spécifique de l’espace qui repose sur la vision. Toute l’acquisition des connaissances passe par la vue, image, environnement, textes… Le rôle de l’espace est fondamental en langues des signes ; dès que deux personnes sourdes se rencontrent, le volume d’espace devient important et augmente au fur et à mesure en fonction du nombre de personnes."
L’architecte de Velaines s’inspire du travail mené à l’université américaine Gallaudet (Washington) destinée aux sourds et malentendants. Elle a été la première institution d’enseignement supérieur destinée aux sourds et est toujours la seule université au monde dans laquelle tous les programmes et services sont spécifiquement conçus pour les sourds et malentendants.
"En terme anthropologique, l’espace qui intègre un courant libre des mouvements circulaires est associé à "maluma". Il fait apparaître des images de douceur, une esthétique coulante, l’essence des langues et de la culture sourdes. En opposition au courant rigide, à une esthétique anguleuse nommée "takété"."
Dans son ouvrage (disponible en cliquant ici), Laurent Duquesne précise encore que l'utilisation de certains matériaux pour créer des pièces permet la vie privée et préserve le sens de l'ouverture.
"Si l’espace manque pour qu’un cercle de parole se constitue, il faut élargir par exemple de couloir, élargir les champs de vision, éviter les contre-jours…"

Quels aménagements?
Laurent Duquesne et l’ASBL "Passe-Muraille" ont édité un livre consacré aux sourds et à l’architecture, en collaboration avec l’Awiph.
"Selon moi, de nombreux réflexes professionnels aboutissent à un problème lié à un manque de sensibilisation et d’approfondissement de toutes les situations de handicaps, moteurs, visuels, auditifs, psychiques, mentaux et cognitifs. S’il n’y a pas de réponses satisfaisantes aux besoins exprimés, on fait de l’architecture discriminante. J’ai travaillé dans ce sens : c’est quoi les aménagements à prévoir pour personnes sourdes ? C’est quoi le besoin psychosocial pour un aveugle ? Et ce, aussi bien pour le logement que pour les bâtiments publics qui ne sont guère adaptés."
"Des exemples ? Un ascenseur tombe en panne avec une personne sourde coincée à l’intérieur. Que faut-il faire ? Pour remédier à cela, il faudrait équiper les ascenseurs d’un interphone doublé d’une boucle d’induction magnétique pour les malentendants. L’usage des gares pose aussi souvent des problèmes importants aux sourds. L’amélioration de la communication visuelle est un bon début. La signalétique doit être claire. Au Japon, vous ne savez pas communiquer mais vous compensez par la signalétique qui doit être simple pour être comprise par tous. Le cinéma doit encore être sous-titré, les pièces de théâtre traduites, les hôpitaux sensibilisés à la langue des signes…"
"En matière d’aménagements urbains, la brochure fournit enfin aussi des exemples à suivre, notamment sur la largeur des trottoirs qui doit être d’au moins deux mètres pour favoriser l’utilisation de la langue des signes."
Mais selon notre interlocuteur, impliqué dans l’apprentissage de cette langue "reconnue comme quatrième langue officielle depuis 2003 par la Communauté Française", rien ne bouge vraiment quant à son utilisation.

"Réveiller la société"
Laurent Duquesne a 40 ans. Père de deux enfants, il habite Velaines mais est originaire de Chièvres.
Atteint de surdité profonde depuis la naissance, il se définit aujourd’hui comme architecte, enseignant et chercheur.
Porteur d’un master en architecture avec formation complémentaire en urbanisme acquis à l’institut supérieur d’architecture Saint-Luc de Bruxelles en 1998, il a bénéficié pendant ses études d’une aide spécifique. Il se partage aujourd’hui entre les cours en langue des signes qu’il donne en soirée à Ath, son activité indépendante à Velaines où il dispose d’un bureau d’architecture, et son travail au sein de l’ASBL montoise "Passe-Muraille" (une association reconnue comme organisme d’éducation permanente, engagée dans la mise en application des droits fondamentaux des personnes handicapées).
"Soucieux de la problématique du handicap et l’architecture, Laurent Duquesne initie des réflexions sur l’intégration du cadre bâti et du cadre de vie des personnes handicapées. C’est en 2009 qu’il commence à pratiquer la recherche architecturale, en développant les zones sensibles d’accessibilité et d’intégration du handicap", dit-on de lui.
"Si j’ai choisi le métier d’architecte", explique-t-il, "c’est essentiellement parce que je voulais aider les gens en difficulté ; la surdité nous handicape. Il faut, à mon sens, réveiller la société ; c’est important. Par rapport à d’autres pays européens, comme la France par exemple, il faut punir notre pays et être plus sévère en matière d’aménagements publics pour ne citer que ceux-là. En Belgique, une loi existe depuis 1975 mais rien ne bouge. Si. On aménage certains lieux en fonction des besoins spécifiques des personnes à mobilité réduite en oubliant purement et simplement les autres formes de handicaps."
"Au sein de "Passe-Muraille", j’ai été attentif à cela car si je suis là c’est pour informer mais aussi essayer de répondre aux besoins des personnes qui présentent un handicap et pour essayer d’aller au-delà de la loi."