Disparu depuis les années 90, le chicon bruxellois retrouve sa (pleine) terre
Erik et Philippe relancent la culture du chicon bruxellois dans la terre sablonneuse de Haren. Jusqu’aux années 70, la petite entité de la commune de Bruxelles vivait du witloof. Mais l’industrie et la spéculation immobilière ont flétri son aura. Jusqu’à cet hiver…
Publié le 14-03-2014 à 13h45
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Dans l’air sec de ce printemps trop précoce, les cris des gosses s’élèvent de l’école communale de Haren. Mais la chaleur ne réjouit pas tout le monde dans le quartier. Au calme de la rue du Camp, Philippe Delchevalerie plonge de lourds plots de béton dans les fosses qu’il creuse, suant déjà sous le soleil de midi. «On est en retard, avec ces températures». Des arcs sont plantés au-dessus de la terre labourée. Ils soutiendront une serre, la plus grande de cette enfilade de potagers parsemée d’abris de jardin préfabriqués et de toboggans en plastique colorés. «Pour cultiver toute l’année, on va planter des fraises et des tomates. Puis on repassera aux chicons».
Les chicons. Ils sont revenus cet hiver à Haren. La petite dépendance de la Ville de Bruxelles, dernier morceau de ruralité à l’intérieur du Ring, en était autrefois la capitale. «Les paysans se levaient à 5h du mat’et chargeaient les carrioles pour le marché sur la Grand-Place», raconte Erik Roggeman, à l’initiative du retour du witloof dans ces terres du nord-est de la capitale. «Ils vendaient, puis revenaient labourer le reste de la journée. Une vie de dingue! Impossible aujourd’hui». Le dernier producteur a sorti ses ultimes feuilles blanches en 1990. Depuis, plus rien. Sauf le souvenir. Quelques outils abandonnés. Des terrains vagues. Et l’amertume.
«La poubelle de Bruxelles»
«Haren en 2014, c’est la poubelle de Bruxelles», peste Erik, poings serrés sur une nappe rouge à pois blanc. «On nous a foutu le dépôt de la STIB. Puis maintenant cette prison. Et des blocs de logements sociaux. On fait passer des routes. On exproprie. Sans aucune cohérence avec le quartier. Sans intégration des locataires sociaux. Sans service. Et les écoles? Et les crèches?», accuse le jeune homme de 35 ans, sans diplôme mais parlant 5 langues. «Et je ne compte pas le Brusseleir!»
Pour ne pas se faire avaler, Erik et Philippe gagnent donc des terres sur la ville. Ils cherchent des terrains agricoles abandonnés pour installer leurs tunnels de tôle ondulée à l’automne prochain. «On demande 1 à 2 hectares sur les 600 qu’il reste à Haren. Avant qu’il soit trop tard, il faut promouvoir l’agriculture urbaine tant qu’il reste des champs. On dirait parfois que Haren reste trop agricole pour promouvoir l’agriculture. On installe des fermes sur le toit de la Bibliothèque royale ou des abattoirs. C’est branché. Par contre ici, on veut construire! Quand un promoteur arrivera avec un projet de 500 maisons, on aura l’air con avec nos chicons!», s’inquiète Erik, foulard rouge autour du cou.
«Les Harenois ont reçu tellement de claques»
Face aux appétits immobiliers, le chicon devient une arme idéologique. Mais pas chimique! «Ici, ce n’est pas une grange robotisée. On n’est pas dans l’hydroculture industrielle, où les bacs de chicons sont superposés en tours de 15m de haut alimentées automatiquement en engrais et températures. Nos chicons sont des chicons pleine terre. On fait tout nous-mêmes. Nous avons deux terres différentes, pour obtenir deux goûts différents».

Les compères vont même demander le label européen Indicatif Géographique Protégé (IGP) «Brussels grondwitloof», aujourd’hui ironiquement l’apanage du Brabant flamand. «Ça sera donc le premier vrai chicon bruxellois puisque le label est arrivé après l’arrêt des cultures harenoises». De quoi convaincre les vieux producteurs du cru de lâcher quelques conseils. «Au début, ils nous prenaient pour des fous. Haren, c’est la mentalité de village. On se méfie. Bruxelles leur a donné tellement de claques. Mais maintenant qu’ils nous ont vus les sortir et les nettoyer, ils nous donnent des conseils et nous donnent leur vieux matériel».
«Nos femmes sont trop diplômées»
300 kilos sortis à la main l’hiver dernier, c’est un fameux boulot. «Il faut compter 15 chicons du kilo. En tout, ça fait quelques milliers! L’an prochain, on vise 2 ou 3 tonnes. Le nettoyage, j’aime pas trop ça. Je préfère labourer. À l’origine, c’était un boulot de femmes. Parce qu’elles sont plus délicates. Mais aujourd’hui, les nôtres sont trop diplômées : elles ne veulent pas se salir les mains», blague Erik.
Mais si la production grandit, Erik et Philippe auront besoin d’aide. Entre deux coups de bêche, les deux Brusseleirs rêvent au futur proche. Pour eux, Haren n’est pas une prison mais une porte sur l’avenir. L’emploi qui se refuse à eux, ils le créent. «On veut démontrer qu’il y a moyen de vivre du chicon traditionnel dont l’Europe n’a plus voulu dans les années 70», espère Philippe. «Bruxelles est en proie au chômage. Surtout pour les jeunes peu qualifiés. S’il y a des fermes, il y aura de l’emploi pour eux».
Et l'amertume pourrait bien quitter Haren…
+ Surfez sur le site de Ruraal Haren Rural, pour avoir toutes les infos sur le chicon de Haren. ATTENTION: la production 2013-2014 est épuisée. Prochaine commande possible: automne 2014. D'ici-là, fraises et tomates seront disponibles.
«La terre est exceptionnelle à Haren»
Erik Roggeman, vous relancez la culture du chicon à Bruxelles. Mais pourquoi justement à Haren?
D’abord parce que la terre est exceptionnellement bonne ici à Haren. Elle est très légère, sablonneuse, fertile. Elle se laboure bien et retient l’eau à merveille. Les Harenois ont toujours nourri Bruxelles avec leurs légumes. Ce n’est pas un hasard.

Justement, vous vous référez aussi au passé du village.
On veut continuer cette tradition. Car elle n’a pas disparu avec le dernier producteur. Les pensionnés continuent à cultiver dans leur jardin. Une dizaine en tout cas. Ils ont une expertise à nous transmettre, une mémoire vivante. Et leur vieux matériel.
Vous cultivez plusieurs variétés?
Nous avons deux terres différentes, donc deux «variétés». Mais disons qu’il n’y a pas vraiment de noms pour les chicons: on les appelle suivant leur périodicité dans la saison, qui dure normalement de septembre à avril. On a le «vroege», le «tweede vroege», le «kerstloof» ou «winterloof» à Noël, puis le «laat» et le «lente». Mais pour cette variété de printemps, il faut être un maître pour jouer avec les isolations. Là, il fait déjà trop chaud.
Ça vous vient d’où, cette idée du chicon?
J’ai été élevé dans le respect de la nature. J’ai toujours aimé jardiner. Quand je suis arrivé à Haren il y a 8 ans, les anciens me racontaient leur métier. Ça semblait très exotique pour un gars de 30 ans. Pourtant, jusqu’aux années 70, une personne sur 3 vivait du chicon à Haren. Ça déterminait tout le rythme du village. L’Europe a tué l’agriculture familiale. Je me suis lancé depuis 1 an. Je veux en faire mon métier.
Et l’asperge, vous y pensez?
Ah ah! L’asperge, on y a pensé oui. Mais c’est pas faisable. Il faut creuser de profondes tranchées. C’est trop de travail pour deux hommes. D’autant qu’il faut attendre deux ans pour récolter. Mais pour assurer la production continue, on plante des fraises et des tomates.
Vous écoulez comment?
Via les groupes d’achat, les GASAP. Le but, c’est un circuit le plus court possible. Le marché ou les restos, c’est un autre métier: notre production est trop petite. Nos voisins sont nos premiers clients. La production de cet hiver est d’ailleurs partie très vite. À 3€ du kilo pour 15€ parfois pour le pleine terre en magasin.
Vos chicons, ils ont quel goût?
Ils sont complexes. Bien plus que le produit industriel. Ils sont amers, bien sûr. Mais aussi sucrés.