Martin Luminet: "Je plains les gens qui se coupent de leur tristesse"
Le 17 février dernier, le Lyonnais Martin Luminet sortait son 1er album, "Deuil(s)". Un disque brûlant et sincère. Rencontre.
Publié le 25-02-2023 à 04h00
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C’est l’une des bonnes surprises de ce début d’année: Martin Luminet vient de sortir son premier album Deuil(s), sur lequel le décès de son grand-père et une rupture amoureuse servent de fil rouge, sur une partition électro ciselée avec son complice Benjamin Geffen. Il y pose également un regard lucide sur l’état du monde et dénonce de manière assez frontale nos petits et grands travers. Un disque qui suinte l’urgence, aux émotions décuplées.
Martin, commençons par faire les présentations. Vous êtes Lyonnais, vous étiez destiné à reprendre la chocolaterie familiale, mais un mensonge vous a mené sur un autre chemin…
On ne peut rien vous cacher ! (rires) J’étais sur des rails et on me promettait une vie confortable et qui a du sens. Le scénario était ficelé, bien écrit: faire des études, reprendre la chocolaterie, ne pas la faire couler, acheter un monospace, acheter une femme… (rires). Mais arrivé à l’âge de 20 ans, je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à me projeter. et que je n’avais pas beaucoup de souvenirs d’enfance… Je n’ai pas l’impression d’avoir eu une identité petit car j’ai été épongé par ce rôle que l’on me donnait. J’ai senti une certaine urgence à rattraper le fil de ma vie…
Et donc, vous répondez à une petite annonce pour un groupe qui cherche un chanteur alors que vous n’avez jamais chanté de votre vie…
J’avais des amis qui se sont mis à faire de la musique cette année-là et qui cherchaient une chanteuse. Moi je passais du temps avec eux car je m’ennuyais passablement dans mes études et j’écoutais beaucoup de musique. Après avoir assisté à deux auditions, je me suis proposé en disant que je ne chantais pas trop bien mais que j’écrivais des textes depuis longtemps, ce qui était faux (rires). Mais c’était vital ! C’était une sorte de sortie de secours, je sentais que cela bouillonnait en moi et cette activité me permettait de passer du temps avec mes amis.
Vos parents l’ont pris comment ?
Très mal. Ils n’ont pas voulu mal faire, mais leur idée était de me mettre à l’abri du souci, des besoins… Je pense qu’ils ont vécu mon choix comme un désaveu à l’époque, mais aujourd’hui ils ont compris que ce n’était pas dirigé contre eux. À début, c’est passé par une rupture qui était selon moi indispensable.
Et votre grand-père ?
Il a vu qu’au lieu de me léguer une chocolaterie, il m’a légué une vie de passion. Nous avons toujours été très proches lui et moi car nous nous sommes rendu compte que nous faisions des métiers complètement différents mais pour les mêmes raisons. Il avait une âme d’artiste. Il n’était pas très bavard mais on se comprenait. Il a pu écouter mon premier EP et puis il est tombé malade… Je suis très triste et en même temps reconnaissant d’avoir eu une telle rencontre dans ma vie.
J’ai lu que parmi les groupes que vous aimiez écouter figure notamment un groupe belge…
Oui, les Girls in Hawaii. L’album Everest est un vrai album de deuil et je l’ai pris de plein fouet quand il est sorti en 2013. Et aujourd’hui, j’en ai une relecture très intense. La scène belge a toujours eu quelque chose que la scène française n’avait pas.
C’est-à-dire ?
À l’époque de Girls in Hawaii ou de Ghinzu, je dirais un franc-parler et une franchise dans les intentions musicales et aujourd’hui, je parlerais plus d’une grande liberté… Ne pas se prendre trop au sérieux, ne pas se regarder le nombril… On a beaucoup à apprendre de la scène belge.
Venons-en à votre disque. Il s’intitule "Deuil(s)", avec la marque du plurielle entre parenthèses.
C’est parce que j’y parle de deux deuils: celui de mon grand-père (NDLR: qu’il évoque avec beaucoup d’émotion dans Baudemont) et la fin d’une relation amoureuse. Pour moi, la musique est un vrai partenaire de vie. Je n’essaye pas de vendre ou de séduire, je suis plutôt dans une démarche de faire de moi un meilleur humain. Du coup, la question de l’intime s’impose à moi car il faut que je chante des choses nécessaires, comme mon rapport à l’amour, à la disparition et à l’absence.
Même si elles sont intimes, ces thématiques sont universelles…
J’ose espérer. Je plains les gens qui se coupent de leur tristesse. Car même si c’est dur à vivre, cela nourrit beaucoup. Cela marque de vrais changements de cycles dans nos vies. J’ai du mal à écrire sur le foot (rires). Mais j’ai encore besoin de vider mon sac.
Cette rupture sentimentale qui traverse le disque – notamment dans le morceau "Étouffer" – vous amène à vous poser cette question: vaut-il mieux être heureux qu’amoureux ? Vous avez la réponse ?
Intimement, je pense qu’il vaut mieux être heureux. Cela ne nous rend pas forcément amoureux mais aimable, dans le sens d’être aimé. Moi, j’ai expérimenté le fait d’être amoureux sans être heureux, et cela ne mène à rien, même si cela peut être exaltant. Mais le fait de me poser cette question a ouvert beaucoup de portes.
Dans plusieurs chansons, vous portez un regard assez dur sur notre époque…
C’est vrai que je suis assez cynique. J’essaye d’être lucide, même sur moi.
Vous n’épargnez pas non plus le monde de la musique, vous parlez de "tapinage artistique" dans "Piège"…
Le monde musical, c’est une pièce avec deux faces: la face de l’art et celle de l’industrie. Et je trouve qu’aujourd’hui, on voit beaucoup plus l’industrie que l’art. Cela m’interroge. N’est-on pas en train de passer à côté de la fonction sociale de l’art, qui est de parler de ce qui se passe aujourd’hui ? L’époque est tellement forte par ses drames et ses consternations que je trouve ça inquiétant de regarder à côté en faisant du disco. J’essaye de rester alerte là-dessus et de me dire que la musique a une fonction sociale assez forte. La notion d’art engagé se fait plus rare.
Cette lucidité sur le monde ne s’est pas toujours exprimée…
Non, c’est ce que je raconte dans "Garçon". Dans notre famille, nous sommes tous très sensibles et du coup, notre façon de gérer ça, c’est de se garder loin du feu. J’ai donc longtemps gardé des choses pour moi, sans oser les exprimer. D’où la nécessité aujourd’hui de faire des chansons qui ne perdent pas de temps, quitte à faire des erreurs.
Dans la chanson "Chemin", qui est sous forme de lettre, vous vous adressez à qui ?
À ma filleule. Je suis très proche d’elle, J’ai été tellement ému d’être parrain de quelqu’un dans la vie que je me suis beaucoup investi dans ce rôle. On a beaucoup de points communs et j’apprends beaucoup de cet enfant qui grandit. Comme sur cet album, je parle beaucoup de l’époque, de mon grand-père et de choses qui disparaissent, j’avais aussi envie de laisser une place aux choses qui vont apparaître. Et j’ai envie de la rendre fière à travers mes chansons et mon parcours.
Elle aime son parrain chanteur ?
Oui, ça va (rires). Mais elle se plaint que je ne suis pas beaucoup là. Par contre, ses parents se plaignent car elle n’écoute que mes chansons. Comme il n’y avait qu’un EP de cinq titres, cela peut faire long lors de trajets de 4h en voiture (rires).
Il y a une particularité sur votre album, c’est que tous les titres de chansons ne tiennent qu’en un seul mot…
C’est une question de concision. Dans mes chansons, j’essaye d’utiliser le moins de mots possible pour tenter d’exprimer le plus de choses. Quand la question de trouver un titre arrive, je me rends compte que trouver le bon mot, cela correspond à une précision de pensée ou de sentiment. Un mot, cela donne l’impression d’un coup de poing.
Pour la musique, vous collaborez avec Benjamin Geffen…
Oui, c’est mon compositeur-arrangeur-rélaisateur. On fonctionne comme un groupe. Je lui envoie des textes ou des piano-voix et lui, il fait un travail de mise en scène. Il donne de l’ampleur aux choses. Et parfois, il me propose aussi des musiques sans les mots. Il est également su scène avec moi et il prend les applaudissements autant que moi et c’est cool. J’ai toujours aimé le travail d’équipe, les sports collectifs…
Vous ne chantez pas sur tous les titres, vous faites aussi ce qu’on appelle du "spoken word"…
Les textes que je défendais à mes débuts étaient des choses que j’aurais aimé dire à mes proches ou à moi-même. Il fallait que ça sorte de la façon dont cela aurait dû sortir à ce moment-là. Cela vibre en moi. J’aime beaucoup car on enlève le côté esthétique pour ne garder que l’émotion brute. Mais comme je ne veux pas faire de chansons trop cérébrales, je me suis mis un petit peu à chanter sur certains morceaux et cela m’a fait beaucoup de bien. Cela m’a permis d’être plus léger dans l’écriture. Ce sont presque des longs-métrages à défendre…
Justement, le cinéma est l’une de vos grandes passions. Vous avez d’ailleurs mis en scène et réalisé tous vos clips…
Je n’aime pas restreindre le clip à un moyen promotionnel. Pour moi, le clip est un nouveau prétexte pour faire de l’art à partir d’une chanson. Je m’amuse beaucoup à travailler cette matière-là.
Quelles sont vos références en cinéma ?
Comme tout le monde, je suis parti de la Nouvelle vague, Truffaut, Godard… Mon film de chevet, c’est "Les chansons d’amour" de Christophe Honoré, adapté d’un album d’Alex Beaupain. J’aime le cinéma réaliste, qui vient nous apprendre à regarder le monde tel qu’il est et se rendre compte que tout est remarquable, du moins si on pose le bon regard dessus. Cette beauté est à la disposition de tous.
Au début de cette interview, vous disiez qu’à 20 ans, vous n’arriviez pas à vous projeter dans le futur. Aujourd’hui, vous y parvenez ? Comment vous voyez-vous dans dix ans ?
J’espère que j’aurai sorti plus d’un album et que j’aurai continué de grandir sur plein de sujets. J’espère que je serai toujours en recherche. C’est ce que je me souhaite.
Martin Luminet, "Deuil(s)", Full Sentimental/The Orchard.