Bernard Lavilliers: Le jour où l’écologie sera rentable pour les marchés, tout le monde en fera…" (interview)
Pour son 22e album studio, Bernard Lavilliers s’est rendu en Argentine. S’il chante Buenos Aires et ses "portenos" fatigués, il se penche aussi sur le monde et ses problèmes. Sans oublier de se rappeler Saint-Etienne, sa ville de cœur.
Publié le 27-11-2021 à 07h00
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Pour son nouvel album Sous un soleil énorme, le baroudeur Bernard Lavilliers a posé ses valises en Argentine, avant de devoir rentrer, rattrapé par la pandémie mondiale. Cela ne l'a pas empêché de voyager depuis la France, en n'oubliant pas au détour d'un titre (Je tiens d'elle, en duo avec Terrenoire) d'évoquer ses racines stéphanoises. À 75 ans, il prouve qu'il reste l'un des boss de la chanson française.
Bernard, parlez-nous de ce voyage en Argentine. Pourquoi être parti là-bas?
J’étais parti là-bas d’abord pour changer d’air, dans un endroit que je ne connaissais pas et où personne ne me connaissait.
Vous n’y étiez jamais allé?
Non! Je ne voulais pas… J'en ai fait tout le tour – Brésil, Colombie, Chili… – et j'avais gardé cet endroit… J'ai connu plein d'Argentins partout, mais j'ai attendu février 2019 pour m'y rendre. À l'époque, il n'y avait pas encore Mme Covid. J'y suis resté quatre mois. J'étais pas mal installé, j'ai pas mal écrit, dont un tango assez balèze (NDLR: Noir tango) avec un groupe incroyable croisé là-bas.
Vous avez aussi écrit une chanson, «Le piéton de Buenos Aires». Elle est comment, cette ville?
C’est une ville de nuit. Elle a beaucoup souffert sous les dictatures militaires. Mais il ne faut pas leur parler de ça… Il y a des rues transversales singulières qui mènent dans les quartiers populaires et artistiques, où j’avais trouvé mon spot, Le Bar de la poésie… C’est un restaurant italien ouvert toute la journée. J’allais y manger mes pâtes et j’écrivais dans un coin. Les gens sont très sympas. Il y a quelque chose de nostalgique, chez eux…
Il y a une inflation terrible (NDLR: 54%). Ici on pleure parce qu’il y a 3%… Il y a des manifs, mais rien ne change.
Mais comme vous le dites dans «Les Portenos sont fatigués», ils sont aussi à bout…
Oui, cela fait un moment qu’ils le sont. Il y a une inflation terrible (NDLR: 54%). Ici on pleure parce qu’il y a 3%… Il y a des manifs, mais rien ne change.
Vous avez senti qu’ils avaient encore de l’espoir?
Oui, bien sûr, comme partout. Tous les soirs, ils vont au spectacle. Mais c’est une ambiance spéciale. Je leur ai chanté ma chanson, ça les faisait marrer. Ils sont élégants, généreux et cultivés, mais ils sont fatigués.
Et puis vous avez dû rentrer…
Oui, car j’avais des contrats avec des festivals. J’ai quand même travaillé sur des arrangements avec mes musiciens. Et puis j’ai voulu retourner en Argentine pour faire les cordes, mais ce n’était plus possible.
Vous avez donc été obligé de voyager depuis chez vous…
J’ai enregistré chez moi… Mais j’ai pu quand même aller à Bordeaux chez Romain Humeau (NDLR: leader du groupe Eiffel). Cela fait dix ans que je bosse avec lui. Ici, il a écrit quelques mélodies.
Dans les chansons écrites en France, il y a «Je tiens d’elle», que vous chantez en duo avec Terrenoire, originaire de Saint-Étienne…
On a pas mal discuté, pas mal picolé aussi (sourire). Ils m’ont envoyé un truc, on l’a retravaillé et c’est devenu cette chanson qui parle de notre ville commune, nos racines… Terrenoire, c’est le nom d’un quartier, qui était un territoire de mines et de sidérurgie, comme Charleroi. Leur grand-père espagnol est venu s’y installer.
Dans les paroles, vous évoquez une guitare que votre maman vous a offerte. Vous l’avez encore?
Non! Elle a beaucoup souffert… À force de jouer, le manche se creuse et on ne peut plus l’utiliser. Ma mère a dû la ranger quelque part… Mais c’est là-dessus que j’ai appris à jouer. Au départ, je n’étais pas parti pour faire de la musique mais pour être un aventurier. À un moment, il faut se séparer de sa ville d’origine, sans oublier d’où l’on vient. Si j’étais resté à Saint-Étienne, on ne serait pas là en train de se parler.
On nous dit toujours qu’on va arrêter les énergies fossiles… Cela fait 30 ans que j’entends ça, mais on bouffe de plus en plus d’énergie.
Sur le 1er single, «Le cœur du monde», vous vous penchez sur notre planète, l’écologie, l’économie…
Tout s’imbrique… On nous dit toujours qu’on va arrêter les énergies fossiles… Cela fait 30 ans que j’entends ça, mais on bouffe de plus en plus d’énergie. Le jour où l’écologie sera rentable pour les marchés, tout le monde en fera… Comme le bio.
«Beautiful days» s’avère être un pamphlet contre «le règne des petits marquis». Ce n’est pas innocent que ça sort à six mois de la présidentielle en France…
C’est un hasard… J’ai écrit ça il y a un moment, sans penser aux élections… Il y a quand même une certaine incompétence… Au début du Covid, ils n’avaient pas de masques. «Beautiful Days», ça veut dire «Fermez les yeux et votez pour moi. Soyez irresponsable, on s’occupe de tout.» Moi je dis halte, on peut participer aussi…
À part dans le rap, on trouve très peu ce genre de discours dans les chansons…
C’est vrai. A mes débuts, nous étions plus nombreux…
On ne peut plus dire tout ce qu’on veut?
Je ne crois pas que cela ait à voir avec ça. Moi, personne ne me fait taire. On n’est pas encore dans une dictature…
Il y a aussi certains aujourd’hui qui se disent que cela ne ferait pas de mal «un bon petit dictateur»… À condition d’être du bon côté du bâton, je suppose.
Contrairement à ce que certains disent…
Oui, ça m’énerve. Ceux qui disent ça ne se rendent pas compte de la souffrance qu’il a fallu pour ne pas être sous la botte... Mon père a été dans la Résistance, et je sais bien ce qu’on leur doit. Il y a aussi certains aujourd’hui qui se disent que cela ne ferait pas de mal «un bon petit dictateur»… À condition d’être du bon côté du bâton, je suppose. Mais moi je n’y serai pas.
Pourquoi avez-vous choisi de reprendre «Qui a tué Gary Moore?», l’adaptation française par Greame Allwright d’une chanson de Dylan?
Je suis retombé sur cette chanson pendant le Covid. Et puis il y a eu la mort de George Floyd. La chanson de Dylan parle de ce boxeur noir, Gary Moore, mort deux jours après un combat contre Sugar Ramos en 1963. Lui, normalement, il n’avait pas le droit de boxer. Il y a certainement eu une histoire de paris autour, mais aussi de mépris de la vie humaine. Et au final, personne n’est responsable. Toute la société se défausse.
C’est assez actuel…
Aujourd’hui, il y a une utilisation de la peur comme argument politique. Je l’avais déjà écrit dans l’album Pouvoirs, en 1979. «Vous allez voir, il y a des tas d’immigrés qui vont venir vous manger le foie…» Et puis, il y a une certaine paresse intellectuelle…
Moi, j’ai eu une vie bien remplie et je me suis dit «Si c’est la fin, c’est la fin…» Je n’étais pas plus paniqué que ça.
L’album se termine par «L’ailleurs», magnifique chanson sur la mort, mais qui est aussi une belle déclaration d’amour…
Oui. J’ai eu un gros problème cardiaque pour lequel je me suis fait opérer. Cela s’est bien passé. Quand je me suis réveillé, j’ai demandé un bic et un bout de papier et j’ai commencé à écrire le refrain: «Où serez-vous? Où serez-vous? Celle que j’aimais d’un amour fou. Ma complice, mon âme. Où serez-vous? Vous que j’aimais d’un amour fou.» Moi, j’ai eu une vie bien remplie et je me suis dit «Si c’est la fin, c’est la fin…» Je n’étais pas plus paniqué que ça. Mais c’est pour ma femme (NDLR: Sophie Chevallier, avec qui il est marié depuis 2003) que je pensais que ce serait terrible. Cette chanson la fait pleurer. D’ailleurs, j’ai hésité à la mettre sur l’album, car c’est tellement intime… Mais j’ai fait gaffe à ce que ce ne soit pas impudique. Et finalement, ça se termine bien et elle est toujours là avec moi. C’est elle qui fait les pochettes, c’est elle qui sculpte, c’est elle qui me maquille… C’est une artiste.
C’est elle aussi qui vous filme pour les vidéos que vous avez postées sur Facebook pendant la pandémie…
Exactement. c’était dans ma ferme. Je l’ai fait de temps en temps… Mais c’est un peu bizarre, car on ne s’adresse à personne… J’imagine qu’il y a des gens qui regardent, mais je ne les vois pas. Mais j’ai eu de super-réactions.
Bernard Lavilliers, «Sous un soleil énorme», Universal. En concert le 24/02 au Cirque Royal, Bruxelles; le 25/02 au Forum de Liège; le 26/02 au Théâtre Royal de Mons.
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