Avant tout, sauver sa peau!
À travers le licenciement de son héros, Éric Faye livre, dans "Il suffit de traverser la rue", une image tragicomique de la mondialisation.
Publié le 30-01-2023 à 11h00
:focal(545x372:555x362)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/TVO5KOMRGNFM5BOEHIJ2ERQPI4.jpg)
Le titre du roman, Il suffit de traverser la rue, fait référence à la réponse d'Emmanuel Macron à un homme qui cherchait du travail dans la restauration. Car, ce dont il est question dans cette "petite saga des années 2010", c'est bien d'une restructuration. Précisément d'un plan intitulé "de sauvegarde de l'emploi", alors qu'il s'agit au contraire du licenciement de la moitié de l'effectif de MondoNews, un "grossiste de l'information" dont le siège est aux États-Unis et qui a des bureaux un peu partout dans le monde. Et notamment à Paris où travaille Aurélien Babel qui, à 57 ans se verrait bien faire partie de la charrette des trente départs contraints tant, lui qui écrit aussi des poèmes, a le sentiment de se trahir.
"Je montre le processus de marchandisation à outrance de l'information qui doit être rentable pour avoir droit de cité, commente l'auteur, qui a travaillé trente ans dans ce type d'entreprise. On laisse tomber celle qui ne fait pas beaucoup de clics. Mais doit-on donner aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre ou raconter le monde tel qu'il est? Cela implique une forme d'autocensure de la part des journalistes. Il existe à mes yeux une corrélation entre la santé d'une démocratie et celle de sa presse. Si celle-ci est très fragilisée, comme c'est le cas en ce moment, si elle perd des lecteurs, je ne vois plus comment on peut obtenir des citoyens capables de réfléchir, d'analyser."
En y pensant bien, Aurélien Babel, marié et père de deux enfants, discerne les nombreux signes avant-coureurs de cette décision venue d'en haut pour faire des économies. Par exemple, lui n'a jamais entretenu que des liens distants avec ses collègues, doit en choisir un pour l'accompagner lors de l'entretien-bilan avec la direction. Ou, surtout, petit à petit, tous les services ont été décentralisés, en Inde ou ailleurs. "Ce sont des façons de faire dont j'ai été le témoin, comme détricoter des services, externaliser à l'étranger ou transférer certaines tâches journalistiques à des non-journalistes, explique encore le romancier. Pour faire intervenir un technicien qui est dans le bureau d'à-côté, il faut envoyer un message dans le Sud-est asiatique pour qu'il reçoive l'ordre d'opérer. Je l'ai vu faire. La mondialisation est un mélange de cocasserie et d'absurde."
Puisqu'il vaut mieux en rire qu'en pleurer, Éric Faye aborde le sujet avec un humour lucide, déplorant qu'aujourd'hui, l'individu ait tendance à choisir la servitude plutôt que la révolte. En effet, personne ne se rebelle contre ces licenciements. Chacun tente au contraire de se ménager la meilleure porte de sortie possible, regardant avec méfiance ses bientôt ex-collègues. "Que faut-il aux gens pour qu'ils réussissent à dire non? C'est une débâcle sans combat. Comme on a affaire à une forme de sauve-qui-peut, j'ai donné à mes personnages les noms des généraux de l'état-major français en mai 1940."
Éric Faye, «Il suffit de traverser la rue», Seuil, 273 p.