Laurent Gaudé dans l’anticipation inquiète
L’ex – prix Goncourt pour « Le Soleil des Scorta » dépeint un futur auquel on voudrait échapper dans le polar dystopique « Chien 51 ».
- Publié le 25-10-2022 à 06h00
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Est-ce en écho à notre monde aussi incertain qu’inquiétant ? La dystopie, peinture d’un futur terrifiant, sort en effet de plus en plus souvent du genre de la science-fiction, pour investir la littérature classique dont elle faisait déjà partie: la référence en la matière restant 1984 d’Orwell, publié à la fin des années 40.
Voilà donc Laurent Gaudé qui s’y attelle pour mieux envisager le présent. Mais est-ce vraiment une surprise chez l’auteur d’ Eldorado, qui parlait des migrants tentant de franchir la Méditerranée, ou d ’Ouragan, qui se déroulait pendant la tempête à La Nouvelle-Orléans, ou d’ Écoutez nos défaites, dont le cadre était notamment l’Afghanistan et l’Irak d’aujourd’hui ?
"Je voulais à la fois me confronter à la dystopie et au polar pour voir comment les amener vers mon propre territoire, commente-t-il . Du côté du polar, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est la question du suspense. Comment en construit-on un ? Je suis assez admiratif des films et des livres qui arrivent à établir une tension dans leur narration. Du côté de la SF, c’est davantage l’idée de penser à demain pour mieux interroger aujourd’hui."
Classe sociale et lieux de vie
Un futur non daté, Zem Sparak a fui la Grèce, pays en faillite racheté par un puissant consortium, GoldTex, pour Magnapole où il est devenu policier, un "chien". La découverte d’un cadavre le "verrouille" à une inspectrice, Salia Malberg, qui d’emblée le méprise car il vient d’une autre zone. La mégalopole est en effet divisée en trois secteurs habituellement hermétiques entre eux. Lui travaille dans la zone 3, la plus miséreuse soumise à des pluies acides, et elle dans la 2, nettement plus riche et protégée par un "dôme climatique" – la 1re étant réservée aux politiques et autres huiles. Ils vont bientôt s’apercevoir que ce meurtre possède des ramifications politiques en ce temps de campagne électorale.
Vers un État privatisé ?
Cette enquête est aussi l’occasion pour le héros de replonger dans son passé, de se remémorer les Grandes Émeutes qui ont secoué la Grèce et de leur terrible répression policière. "Je voulais raccrocher cette dystopie à notre réalité, explique l’auteur. J’ai choisi la Grèce parce que son cas raconte la possibilité qu’un État soit privatisé. Or la privatisation est en action aujourd’hui, dans de nombreux domaines différents. C’est une tendance qu’il faut interroger: que sommes-nous prêts à lâcher ? Qu’est-ce qui ne doit jamais devenir privé ? L’État apparaissant comme un point ultime."
Derrière le versant policier, très bien construit et développé, Laurent Gaudé nous alerte donc sur un monde qui, dans le pire des cas, pourrait devenir le nôtre. "Inquiétude est le mot qui me correspond le mieux, précise-t-il. Je veux rester ouvert et optimiste. J’aimerais que le livre amène le lecteur à se poser des questions: qu’est-ce qui me convient et me fait peur ? À quoi aimerais-je m’opposer ?"
Défi réussi.
Laurent Gaudé, « Chien 51 », Actes Sud, 293 p.