Pirates, mais pas trop
Fabuleuse épopée, "La République du Crâne" vient casser l’image du pirate cruel pour en faire un romantique aux velléités démocratiques… plus proche de la vérité historique? Possible.
Publié le 01-03-2022 à 08h00
C'est déjà l'un des albums de l'année. Mais aussi l'un des plus instructifs tant, sous couvert d'aventure au grand air (salé), La République du Crâne vient offrir au lecteur une vision singulièrement différente du pirate, volontiers représenté, dans l'imagerie populaire, par un être sanguinaire, sans foi ni loi. À tort? C'est bien possible.
Pour bien comprendre de quelle piraterie on parle ici, il est important d’en resituer le contexte: nous sommes au tout début du XVIIe siècle, alors que la guerre de succession d’Espagne (1701-1713) vient de se terminer. Après avoir enrôlé à tour de bras et poussé, pendant dix ou quinze ans, corsaires et marins à piller leurs ennemis respectifs, les grandes puissances navales dégraissent désormais.
Si bien que pour beaucoup d'entre ces pauvres bougres, le passage sous le joug de compagnies marchandes, entre brimades et salaires de misère, est rude. "Piller, certains ne savaient même faire que ça, souligne Ronan Toulhouat, le dessinateur. Et là, d'un coup, on leur dit stop, parce que la guerre est finie."
Diabolisés, et pourtant...
Pour beaucoup, la transition est impossible: la piraterie leur tend les bras. Elle a l'avantage de leur rendre cette liberté dont les États viennent de brutalement les priver. "On a diabolisé les pirates, insiste cette fois Vincent Brugeas, le scénariste. Mais nous sommes alors loin du monde fantasmé décrit par Pirates des Caraïbes, qui donne l'impression que ce sont des gens ''hors société''. Ils en sont, au contraire, issus. Et, quelque part, beaucoup plus proches des valeurs que nous défendons aujourd'hui: ce sont des gens qui trouvent une autre manière de vivre, bâtissent une démocratie nouvelle et inventent même les prémices de la sécurité sociale."
Ces gens savaient avaient une conscience aiguë de leur mort. Mais tant qu’à mourir, ils préféraient ne pas le faire sous le joug de quelqu’un
Tout n'est pas idyllique, bien sûr, mais en faire les méchants de l'Histoire apparaît, à la lecture de cet ouvrage très documenté, assez injuste: "Surtout si l'on considère, poursuit Vincent Brugeas, que si les grandes puissances européennes vont ensuite entreprendre de les éradiquer, c'est d'abord afin de protéger… la traite négrière."
C'est dans ce contexte, explosif, que vogue Sylla, piètre navigateur mais capitaine charismatique élu par ses pairs, et aussi fin bretteur qu'il est brillant orateur. Un authentique pirate que ses hommes suivraient jusqu'en enfer. Ça tombe bien: c'est précisément leur destination. " Le truc qui nous a marqué, en nous documentant sur le sujet, reprend Vincent Toulhouat, c'est que ces gens avaient une conscience aiguë de leur ''finitude''. Ils savent qu'ils vont mourir. Soit dans la marine marchande, en raison des mauvais traitements et des conditions de vie propres à un métier qui compte un taux de mortalité de 20%. Soit parce qu'ils se seront engagés sur la voie de la piraterie, avec une probabilité assez certaine de finir au bout d'une corde. Alors, quitte à mourir, autant ne pas le faire sous le joug de quelqu'un, mais en homme libre."
Aujourd’hui comme alors?
Intelligemment, le duo Brugas-Toulhouat dresse de discrets parallèles entre cette quête idéaliste et violente, et la façon dont sont réprimées, aujourd'hui, les révoltes citoyennes moderne, de façon au moins aussi violente: "Hier, il s'agissait de protéger le commerce triangulaire. Aujourd'hui, ce sont des mesures libérales ou des privatisations. Mais au fond, c'est le même mécanisme et la même hypocrisie", soutient Vincent Brugeas qui a exhumé, dans son album, certaines traditions pirates étonnantes mises en place pour moquer les puissants et supporter avec un peu plus de légèrte leur oppression.
Ainsi en est-il, par exemple, de ces "faux procès" lors desquels ils jugeaient certains de leurs pairs, jusqu'à mettre en scène des pendaisons factices: "C'est authentique, relaie le scénariste français. Ça tenait autant du jeu à boire que d'un… entraînement devant leur permettre de savoir quoi dire le jour où, peut-être, ils seraient vraiment traduits devant la Justice. Ils voulaient pouvoir dire, alors, à ces nobles hypocrites chargés de sceller leur sort, tout le mal qu'ils pensaient d'eux. Et ainsi mourir sans honte, la tête haute."
«La République du Crâne», Brugeas/Toulhoat, Dargaud, 224 p., 25€.