Le puzzle d’une vie insaisissable
Dans "Elle était une fois", Yaël Neeman fait l’étonnant portrait d’une femme à travers les témoignages de celles et ceux qui l’ont croisée.
Publié le 20-12-2021 à 06h00
"Il y a, dans l'histoire de Pazith, une question lancinante : comment se fait-il qu'une personne aussi brillante, aussi douée, avec un cerveau aussi affûté, une pensée aussi organisée, se soit trouvée empêchée d'en profiter dans le sens habituel du terme, incapable d'en retirer les fruits." Cette réflexion, l'autrice pourrait la faire sienne tant cette femme, qu'elle a brièvement croisé à Tel-Aviv au début des années 1990, est désarçonnante. Elle était une fois n'est pas une fiction, même si sa lecture peut le laisser souvent croire tant son "héroïne" est romanesque, mais le fruit d'une enquête post-mortem menée avec une méticuleuse patience par l'écrivaine israélienne. "Sans pouvoir donner de réponse adéquate" à la question du pourquoi, reconnaît-elle.
Pour reconstruire l’existence de Pazith, Yaël Neeman est allée à la rencontre des très nombreuses personnes qui l’ont croisée, de l’école à ses derniers jours. Ces témoignages ne sont pourtant pas intégrés dans un récit linéaire, à l’instar de ce qui se fait généralement, mais rapportés tels quels, un peu à la manière de ces documentaires télé où l’on voit des hommes et des femmes assis sur une chaise égrener leurs souvenirs. Chaque fois, "l’enquêtrice" introduit son témoin, le resitue par rapport à son sujet, et ensuite le laisse parler. Et petit à petit, l’image de l’absente prend forme.
Née en 1947 dans un camp de transit en Allemagne, celle qui s'appelle alors Sylvia – son prénom sera ensuite hébraïsé – est la fille unique de survivants de la Shoah qui tentent de rejoindre le futur État d'Israël. Pourtant, jamais, dans les années suivantes, elle ne parlera des camps d'extermination. "Nous ne savions pas que nous étions des enfants de survivants", justifie l'une de ses amies. À travers leur histoire à toutes et tous, c'est aussi la construction progressive du pays tout au long des vagues d'immigrations successives qui est retracée.
Dans sa jeunesse, Pazith fait partie d’un groupe à Holon, une ville au sud de Tel-Aviv où s’est installée sa famille. Plusieurs de ses membres s’en souviennent, offrant un beau et juste portrait de la vie des jeunes garçons et filles en Israël dans les années 50-60. Yaël Neeman a d’ailleurs pris soin de mentionner, dans un glossaire à la fin du livre, les différentes personnes interrogées, ce qui permet au lecteur de les replacer dans la biographie de leur amie ou parente. Qui, jamais, n’est parvenue à s’arrimer à quelque chose ou à quelqu’un. Après avoir entamé des études théâtrales, elle sera un temps libraire, traductrice pour l’ambassade américaine ou journaliste. Avant de mourir d’un cancer en 2002, à 56 ans, en ayant pris soin de tout effacer de son existence, jusqu’à supprimer son visage des photos. Et en refusant une cérémonie d’enterrement.
Yaël Neeman, «Elle était une fois», Actes Sud, 300 p.