Luguy dessine depuis bientôt 40 ans le rutilant Percevan: "Faire rêver et réfléchir, sacré privilège"

À l’aube de ses quarante ans, Percevan, le chevalier dessiné par le Français Philippe Luguy sur des scénarios de Jean Léturgie, repart de plus belle à l’aventure et fixe désormais rendez-vous annuel à ses lecteurs de longue date ou ayant récemment embarqué. La preuve avec "La couronne du crépuscule", 17e album paru aux belges éditions du Tiroir.

Interview : Alexis Seny

Bonjour Philippe, La Couronne du crépuscule, c’est la 17e aventure de votre héros de légende. Mais ça aurait pu être le 16e, une autre histoire s’était imposée entre-temps?

Oui, Jean et moi avons repoussé cet album d’un an quand nous nous sommes lancés dans la création d’un album annoncé il y a fort longtemps, du temps de Glénat (NDLR. Percevan est ensuite passé chez Dargaud avant d’enchaîner chez les Éditions du Tiroir): La magicienne des eaux profondes. C’est un album qui avait été retardé au moment du passage chez Dargaud et qui était resté en suspens depuis, sans que notre volonté de le concrétiser, Jean et moi, ne soit entachée. Ce premier album à paraître aux Éditions du Tiroir, c’était la bonne occasion. Nous avions l’histoire, pourquoi ne pas enfin la faire?

Luguy dessine depuis bientôt 40 ans le rutilant Percevan: "Faire rêver et réfléchir, sacré privilège"
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Mais, alors, pourquoi était-il mythique si personne ne l’avait vu?

Il était devenu mythique pour les lecteurs, si bien que certains soutenaient mordicus l’avoir vu. Ce n’était pas possible puisque je ne l’avais pas dessiné! C’était de l’ordre du fantasme, au-delà même du désir d’avoir l’album.

De fantasmes et de désirs qui font désordre dans une quête, c’est exactement ce dont il est question avec La couronne du crépuscule.

Le thème est simple, classique. Un roi se sentant vieillir voit le pouvoir lui échapper. Il invente une légende, une couronne magique qui prête courage, puissance, longévité. Des années plus tard, sous prétexte de donner à Percevan un château, un autre roi piège Percevan avec d’autres héros en promettant ce domaine en cadeau à celui qui trouvera la couronne. Pour Percevan, cela est égal, il n’a pas de volonté de finir ses jours en châtelain, alors son fidèle Kervin est mis aux arrêts.

 Couvertures de l’édition classique et de l’édition limitée
Couvertures de l’édition classique et de l’édition limitée ©

Percevan se retrouve donc en présence de trois autres personnages, ambitieux, sans scrupule, usurpateurs pour certains.

Et tout commence en huis clos, confiné.

Oui, c’était important que cette séquence de rencontre entre les personnages ait lieu comme ça. Le lecteur pourra assister aussi au comportement étrange des gardes, non pas à la solde du nouveau maître des lieux, mais du roi. Et pas forcément sympathiques, du coup.

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Comme ce geôlier qui ressemble à s’y méprendre à François Walthéry!

Et qui aime Jupiler, ne jure que par ce saint. Avec François, nous nous connaissons depuis longtemps, 45 ans. J’ai le souvenir des verres partagés au bar lors du Festival d’Angoulême. À un moment, je finissais par aller me coucher. Quand je me levais le lendemain pour aller dédicacer, lui montait seulement! On ne s’étonnait pas d’apprendre par le haut-parleur du festival que François Walthéry était attendu… devant des dizaines de personnes. (rires)

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

C’est la deuxième fois que je le caricature. Dans le 3e album de Percevan, L’épée de Ganaël, je l’avais croqué comme une sorte de Bilbo le Hobbit, avec des pieds poilus. Je me suis régulièrement inspiré de personnes réelles: des amis proches et qui ne vous diront rien, mais aussi Jean Teulé, à l’époque où il collaborait avec Bernard Rappe sur l’émission L’assiette anglaise.

Bon, en général, je trouve plus trépidant d’inventer des personnages mais j’aime brocarder, c’est vrai. Je ne caricature que les gens que j’aime.

Ici, outre le trio Percevan-Kervin-Guimly que nous connaissons bien, le casting est totalement renouvelé.

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Au fil des années, comme dans Tintin, une galerie de personnages s’est véritablement imposée. On crée les personnages, on les fait vivre et, pour certains, on se dit que ça vaut la peine de les garder sous le coude. Au fil des années, cela a nourri une armada de personnages: Mortepierre et Polémic, dès le début, prétexte à l’humour mais pas que; le mage noir Ciensinfus; l’ambigu sorcier Sharlaan flanqué de créatures dont on ne sait d’où elles viennent; les sœurs Altaïs et Balkis; ce passeur et protecteur qu’est Shyloc’h qui ne parle pas… Balkis qui représente vraiment l’amour impossible tant Percevan et elle ont un statut différent. Même si le lecteur attend toujours la concrétisation physique de cette attirance.

Bref, tous ces protagonistes sont les pierres, la base qui a permis de bâtir la série. Et dans ce 17e épisode, je me dis que certains personnages reviendront un jour ou l’autre. Comme le roi ou la Comtesse Cordille.

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©Luguy

Percevan, lui, est un héros indépendant, il n’a pas d’attaches si ce n’est le château de Messire Guillaume, son maître, Dame Galantine, la cuisinière, et Blanche, la servante. C’est le refuge.

Dans le tome précédent, vous avez tué un personnage important. C’était le moment pour vous d’offrir une parenthèse au personnage?

Il fallait passer à autre chose, laisser la situation, qui peut gêner les lecteurs qui ne s’attendaient pas à ça, en suspens. Puis, de nouveaux personnages, ça nourrit. Je ne sais pas si ce 17e album est plus léger. En tout cas, nous n’oublions pas non plus que nous avons laissé Sharlaan et Moriane dans un duel, surplombés de dragons. Peut-être que nous les ramènerons? Un monde onirique laisse l’espoir du retour. C’est le cas dans toutes les légendes, dans Tolkien. Quand le mage combat le mal, le dragon, il est entraîné dans la mort, passage obligé avant la résurrection, revivre ailleurs et purifié.

Vous faites apparaître Merlin, Excalibur. Puis, il y a dans les personnages avec qui Percevan doit se résoudre à collaborer des figures classiques de contes.

Le propos de la série n’était pas forcément fait pour faire référence au conte mais l’histoire s’y prêtait: des personnages qui rencontrent leurs rêves, leurs fantasmes. Dans cet univers dans lequel les personnages bizarres créent le mystère, on ne peut pas se départir des contes et légendes, de nos traditions. Nous n’avons rien inventé, ou pas grand-chose, depuis Gilgamesh, ce roi qui, 600 ans avant la Bible, vivait de grandes aventures qui coïncident avec ce qui est justement raconté dans la Bible. Ce qu’il nous reste, c’est l’interprétation. Comme dans la musique, douzenotes ouvrent sur l’infini.

Nous avons parlé des personnages pas toujours très beaux. Mais il y a Guimly, le petit compagnon de Kervin, craquant!

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Ce petit animal n’était pas prévu du tout. Je cherchais bien un animal de compagnie, complice, pour Kervin, ce troubadour gourmand, amoureux des fèves aux lards. Un animal autre que son cheval Annibal, sans succès. J’ai eu la révélation de Guimly par hasard, sur le lieu de travail de ma femme, un laboratoire de physiologie et d’anatomie comparée du Museum d’Histoire naturelle de Paris. Ce jour-là, deux chercheurs revenaient d’un pays lointain. Sous le pull-over énorme de la femme, j’ai vu une petite main sortir de sa poitrine! Un mini lémurien, le microbebus. Il a sauté sur le bureau, m’a regardé droit dans les yeux. Alors que je devais déjeuner avec ma femme, j’ai remis ça à un autre jour. Je suis rentré à l’atelier et j’ai créé Guimly. Ce fut vraiment une rencontre, mais nul doute que j’avais en tête l’une des plus belles créations de la BD: le Marsupilami de Franquin.

Kervin, sous son allure rondouillarde, sauve parfois Percevan d’un mauvais pas. C’est une nouvelle fois le cas ici.

Il contribue souvent à l’action, il est courageux mais pas toujours réfléchi, il fonce. C’est un personnage attendrissant dans ses qualités comme ses défauts. Il sera d’ailleurs la cause de la prochaine aventure. Il est artiste, sait se battre. Son gros défaut, c’est de penser toujours à manger!

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©Léturgie/Luguy

Comme Obélix.

Évidemment. Mais le personnage le plus osé à mon sens, c’est le Capitaine Haddock, un alcoolo de première. Bien sûr, il fait rire mais je ne sais pas si, à notre époque, on pourrait recréer un tel personnage. Comme Lucky Luke et sa clope. Je pense que tous les personnages doivent avoir des défauts, c’est ce qui les rend humains.

Dans le combat final de ce nouvel album, on repart dans la collision des univers: fantasy, science-fiction, horreur aussi avec cette vilaine petite fille que vous opposez aux héros.

J’ai toujours été intéressé par la science-fiction, l’anticipation. Graphiquement, c’est un sacré voyage pour l’imagination.

Quand j’étais gamin, j’ai été frappé d’horreur par la momie de Hergé, Rascar Capac. Cette scène était hyper impressionnante. L’horreur, c’est un élément indispensable. Pour avoir de l’onirisme, il faut de l’apocalypse, des cavaliers de la Mort. Souvent, les gens prennent mes albums, en regardent le dessin et se disent que c’est pour les enfants, la jeunesse. Mais non, je crois que c’est une erreur des précédents éditeurs d’avoir présenté cette série comme étant pour le jeune public. Il y a des sujets importants que nous abordons Jean et moi: l’amour indéfectible, le refus ou l’acceptation de la mort…

Toujours dans cette fin d’album, votre trait tourbillonne, vous jouez avec son épaisseur…

J’aime bien dessiner! Et j’ai tendance à me laisser emporter dans l’onirisme. «T’es fou! Une page de toi en vaut dix chez d’autres!», m’a-t-on déjà dit. Mais j’ai un vrai plaisir pour ce qui est graphique, les détails. Le but de la quête, c’est aussi de s’amuser soi-même. Alors je ne me préoccupe pas du temps que ça va me prendre: deux jours ou huit jours sur la même planche. Il y a des jours où l’on est adroit, où l’on est inspiré.

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©-Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Si j’ai vu mon trait évoluer? Oui, je vois la différence entre le premier et le dernier album. Je suis conscient que le dessinateur que j’étais il y a quarante ans n’existe plus! Mais je suis mal placé pour en parler, je ne vois que mes défauts. Au bout du travail, quand l’album paraît, je sais que c’est abouti, que je suis allé au bout. Mais je ne rouvre plus l’album par après. Alors quand je me retrouve à dessiner le même type de scène que précédemment, je me dis que je vais faire mieux que la dernière fois! Puis, il ne faut pas oublier qu’il faut faire plaisir aux lecteurs, les surprendre.

Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’aller en dédicaces. Vous participez à de nombreuses séances.

Cette après-midi (nous étions le mercredi 8 décembre), je vais dans le VIe arrondissement, rue Bonaparte, à la librairie Traits d’esprits. C’est une librairie qui vaut la peine d’être découverte, dans un cadre magnifique! Puis, après, direction la Belgique! Il y aura BDChoc à Fleurus, vendredi et samedi (les 10 et 11 décembre). On ne s’attend pas à une telle boutique à Fleurus, c’est surréaliste. Un couple s’est lancé, on y est super-bien reçu. J’y étais il y a peu, ils m’ont demandé de revenir, avec plaisir.

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Alors, bien sûr, il y a de la fatigue le soir. Mais j’aime la rencontre, c’est crucial dans un métier d’autiste comme le mien qui consiste à passer des heures à ma table à dessin. Rencontrer le lecteur, c’est stimulant, ça concrétise le travail. Ça donne du sens.

Que vous demande-t-on?

Souvent Percevan, forcément. Mais aussi les filles, dont tous les hommes sont amoureux. Certains lecteurs devenus adultes m’ont confié avoir eu leurs premiers émois amoureux avec Balkis, c’est génial. Mais généralement, toute la galerie y passe. Il y a de la tendresse pour tous, ça fait plaisir!

Parfois, je me dis que j’aurais pu plus pousser, mieux réussir une dédicace mais les gens sont émerveillés. Il y a de l’indulgence et une sorte de magie. Sur une feuille blanche, on laisse des traces qui deviennent un personnage, vivant. Faire rêver et réfléchir, c’est un sacré privilège. Il y a dans Percevan un univers impossible dans lequel on se sent bien!

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©Léturgie/Luguy/Rypert aux Éditions du Tiroir

Troisième éditeur francophone donc, pour votre héros: les Éditions du Tiroir, à Braine-l’Alleud.

Ils en sont encore à leurs balbutiements mais ça semble bien parti. J’y ai retrouvé des copains: André Taymans, Marc Wasterlain, François Walthéry, Bruno Di Sano… Et Christian Lallemand qui en est le directeur. J’espère que la structure prendra son essor, deviendra plus importante. Je leur souhaite bon vent, comme on dit.

En tout cas, comme dans un album, j’aime participer à la création de ces éditions, avec plein d’espoir. Les albums sont bien fabriqués, bien imprimés, ce n’est pas négligeable. Puis, ils ont eu le courage de lancer leur revue, l’Aventure. Sacré pari! Ça nous permet de renouer avec une prépublication mais aussi avec le sentiment d’être dans une corporation. Nous livrons les dessins, passons au studio maquette, retrouvons les autres auteurs. Ça crée du lien, au-delà du livre à publier.

C’est aussi une des raisons pour laquelle j’aime les festivals: on fait de la promo auprès des gens qui nous connaissent ou pas encore mais il y va aussi du plaisir de retrouver les collègues, de causer chiffons. Évidemment, BD et dessins sont moteurs de la discussion. Nous sommes admiratifs du travail des autres. Nous apprenons toujours. Nous nous copions, nous pillons, nous nourrissons. Dans la joie mais aussi dans les périodes plus sombres. Nous avons perdu de nombreux collègues ces derniers mois, avec le Covid notamment. Je me souviens de crises de rigolade avec Raoul Cauvin, nous redevenions des mêmes de 14 ans, avec des blagues potaches.

Percevan, un personnage dit de lui au début de l’album: «Il a les cheveux du diable, il finira au bûcher»! Pourquoi est-il roux, comme quelques autres de ses confrères héros de BD?

Vous l’avez lu, il a les cheveux du diable. Je l’ai voulu roux en regard de cette superstition qui veut que les roux soient maudits. Comme il se veut chevalier indépendant, ça le démarque. Puis, au Moyen Âge, les roux n’étaient malheureusement pas bien vus. Encore aujourd’hui, certaines superstitions valent des problèmes aux personnes rousses.

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Mon co-scénariste à une époque était Xavier Fauche qui avant d’être tout blanc était roux! Il avait écrit un livre Rouquin rouquine revenant sur ce qu’il avait vécu notamment.

Puis, le roux, c’est une manière de marquer la différence, de repérer le personnage dans une scène de foule, par exemple. On me demande aussi souvent pourquoi Percevan a deux traits sous les yeux. Parce que sans eux, ce n’est pas Percevan. Ce n’est pas plus compliqué! (rires)

La suite alors?

Ce sera le 18e tome, prévu pour fin 2022 et les quarante ans de la série. Il s’intitulera Les miroirs du ciel. Tout commencera par un moment de répit, de bien-être au Château de Messire Guillaume. Percevant s’entraîne au maniement des armes, Kelvin chante joyeusement et écrit des poèmes… mais ça ne va pas durer. Il y aura de sombres personnages qui enquiquinent les gens qui ont envie de vivre peinard. Il sera question d’autoritarisme dans un décor fait de froid, de neige, de glace et de hauts sommets.

Percevan, t.17, La couronne du crépuscule, Léturgie/Luguy/Rypert, Éditions du Tiroir, 48p., 16€

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