"Amour Chrome": Sylvain Pattieu observe les ados grandir en banlieue
Sylvain Pattieu a remporté le prestigieux prix Vendredi pour le premier tome de sa série "Hypallage", une fresque en Seine-Saint-Denis.
Publié le 23-11-2021 à 10h03
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Les prix sont de saison également en littérature jeunesse. Le prix Vendredi, décerné par des professionnels à un roman francophone pour les plus de 13 ans, a récompensé Amour Chrome de Sylvain Pattieu. Les personnages adolescents, l'auteur les côtoie depuis son premier roman, Des impatientes (Rouergue). Deux lycéennes y passaient des bancs de l'école aux caisses d'un magasin de déco. Mais c'est la première fois qu'il écrivait consciemment pour la jeunesse, poussé par une amie de longue date, éditrice à L'École des Loisirs. "Jene savais pas trop ce que ça voulait dire 'écrire pour la jeunesse', confesse-t-il. Je pense désormais qu'il n'y a pas de vraie différence, la seule chose qui change, c'est l'adresse. J'écris directement pour les ados, pour être plus accueillant."
Banlieue vécue
Ses lecteurs, il les emmène chez lui, en Seine-Saint-Denis. Dans cette banlieue parisienne où il vit depuis cinq ans et enseigne depuis deux décennies.
Une périphérie multiple, faite de pavillons et de barres et où les jeunes vendeurs de shit se moquent de ceux qui pensent qu'ils pourraient avoir la moindre influence sur le comportement de leur sœur. C'est là qu'il a choisi de planter Hypallage, sa fresque en 5 volumes. "C'est le nom d'une figure de style: quand on accole deux termes qui normalement ne vont pas ensemble. Ils ne sont pas forcément contradictoires, mais ils sont un peu décalés l'un par rapport à l'autre. Ça correspondait bien à mes personnages parce qu'ils aiment bien aller là où on ne les attend pas."
Trempé dans le réel
Dans le premier tome, Amour chrome, c'est Mohammed-Ali qui est au cœur du récit. Il fait le mur la nuit pour "graffer", mais il s'assure de rentrer tôt, pour être performant en classe le lendemain. Il est populaire et maladroitement amoureux. Il apprend à se raser avec son père. Il développe ses passions, il sent monter un décalage avec ses amis d'enfance. En résumé c'est un ado, de ceux qui n'existent pas que dans les romans. "Je suis très à l'affût de ce qui m'entoure, explique l'auteur. J'entends les gens qui parlent, les copains de mes enfants, je repense à mes élèves quand j'étais prof en lycée, j'écoute les conversations dans le RER et je me replonge dans mes souvenirs aussi, car même si j'ai grandi à Aix-en-Provence, je crois qu'il y a des questionnements dans l'adolescence qui sont là, quelle que soit la classe sociale."
Rap et ciné

Dans ce roman de rythme, on lit comme on écoute. La scène d'ouverture nous plonge par exemple, au cœur d'une bagarre de filles sans le moindre point de ponctuation, contraint de retenir son souffle jusqu'à la fin de l'assaut. "J'ai eu envie de faire une sorte de plan séquence. Quand j'écris, j'ai une sorte de caméra dans la tête. Je pense aussi à la musique des mots et de la langue", explique le féru de rap qui souhaitait façonner un roman "scandé".
L'agrégé d'histoire glisse également des éléments d'actu dans cette série qui transpire le réel. À la fin d'Amour chrome, le lecteur revit depuis les tribunes du Stade de France le but de Gignac, un fameux soir de novembre 2015 où l'Île-de-France était sous le feu des terroristes. L'affaire Théo se lit entre les lignes de Terrain frère, le tome 2 sorti cet été. Il dribble aux côtés d'Aimée, joueuse de foot ultra-investie, entre les entraînements et les questions de l'engagement ainsi que de la filiation.
Sylvain Pattieu, «Hypallage tome 1, Amour Chrome», L’École des Loisirs, 180 p., dès 13 ans.

Parmi les pépites qui ont atteint le dernier round sans décrocher la coupe se trouve un coup de cœur de février qui avait échappé à la chronique: J'ai 14 ans et ce n'est pas une bonne nouvelle. Ce récit, inspiré de faits réels et celui d'Efi qui aimerait devenir ingénieure et retourne dans son village pour les vacances. Elle n'a pas encore ôté son uniforme ni partagé la fierté de ses bonnes notes, qu'elle ressent un changement dans l'air. Plus personne ne voit la fillette qui jouait avec son frère et sa chèvre lors des dernières vacances. Elle est revenue nubile, comme le formule sa mère, et donc candidate au mariage. À cet âge où l'on s'empare de son identité singulière, où l'on fait tourner dans sa tête la roue de son destin, son père lui explique que ses espoirs sont déplacés. Qu'elle n'est qu'un objet de tractation sociale et financière.
Hommes, femmes, enfants: tous à leur manière jouent leur rôle borné pour faire perdurer ce système archaïque qui régit encore certaines régions du monde. Un récit qui harponne le lecteur et grave dans un coin du cerveau l’image d’une fillette souriante sur une mobylette, ignorant que sa famille s’apprête à la vendre au plus offrant.
(Jo Witek, "J’ai 14 ans et ce n’est pas une bonne nouvelle", Acte Sud, 128 p., dès 13 ans)