«Le Voyant d’Étampes», prisonnier d’un engrenage kafkaïen
L’auteur d’un livre sur un poète noir américain se voit accusé d’appropriation culturelle. «Le Voyant d’Étampes» est un roman inquiétant.
- Publié le 29-09-2021 à 06h00
«Quel crime avais-je commis?» Celui d'être blanc, hétérosexuel (et par ailleurs français), et d'avoir écrit un livre sur un poète américain méconnu des années 50 en considérant le fait qu'il soit noir comme «un trait de son identité» moins déterminant que son engagement communiste. Jean Roscoff, qui rêvait que cette biographie qu'il portait en lui depuis des années ne passe pas inaperçue, va être servi: la presse en général, et les réseaux sociaux en particulier, vont en effet s'emparer de son cas pour le clouer au pilori sans autre forme de procès. Jusqu'à dénier à ce sexagénaire qui, toute sa vie, a témoigné de son engagement antiraciste, le droit même de prétendre écrire sur un homme de couleur. Un colloque universitaire qu'il avait organisé est annulé et même son meilleur ami, son ancienne femme et son éditeur prennent leurs distances. Seule le défend sa fille, qui vit pourtant avec une woke (consciente des injustices dont sont victimes les minorités ethniques, sexuelles, religieuses), ne reniant pas l'amour qu'elle lui porte.
Dans son deuxième roman, Le Voyant d'Étampes, Abel Quentin dissèque avec acuité un inquiétant phénomène actuel venu des États-Unis, l'accusation d'appropriation culturelle. Soit le fait de «s'approprier» une culture qui n'est pas la sienne. C'est ce qu'a vécu, par exemple, Camélia Jordana, attaquée pour avoir porté des nattes, coiffure d'origine africaine, lors d'une émission télé. Les artistes et créateurs sont principalement visés par cet anti-universalisme, et notamment les romanciers qui ne pourraient plus se mettre dans la peau d'un personnage de sexe, couleur, origine sociale différents.
«Il s'agit d'un concept dangereux car il est une forme de renonciation à l'échange et au dialogue, estime l'auteur. Il veut nous assigner à notre propre espace culturel, élevant partout des barrières. Confondre cet échange avec la prédation et le vol fait disparaître les zones de frottement indispensables pour garder une culture vivante. Pour autant, je comprends cette méfiance vis-à-vis d'un échange qui serait à sens unique. Il faut que le partage se fasse dans les deux sens et soit respectueux.»
Rien n'est épargné au narrateur du Voyant d'Étampes qui figure dans la première liste du Goncourt. Le voilà prisonnier d'un mécanisme kafkaïen dont il ne peut sortir que par des excuses publiques venant conforter ses procureurs. La moindre parole se retourne contre lui, il est aussi accusé de s'approprier Camus qu'il a l'audace de citer. L'auteur insiste beaucoup (trop?) sur son alcoolisme et, surtout, sur son engagement à SOS Racisme dans les années 80. Mais lui qui était convaincu d'avoir choisi le bon combat, le dédouanant de toute accusation de racisme, se voit aujourd'hui reprocher d'avoir à l'époque parlé «au nom de». Et il est soutenu par la fachosphère, ceux qu'il combattait jadis, ce qui ajoute encore à son incompréhension et à son mal-être.
Abel Quentin, «Le Voyant d’Étampes», L’Observatoire, 381 p.