Stephen King en français: des décennies de mauvaises traductions
Le dernier livre du maître de l’horreur est truffé d’erreurs, regrettent amèrement ses fans francophones.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/7847210e-219e-435d-ae54-02eaf2b01080.png)
- Publié le 13-04-2021 à 17h07
:focal(368.5x254:378.5x244)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/Y65BN46GF5D5PEOYA76QCUVF7A.jpg)
Publié en français le 10 février 2021, le recueil de nouvelles Si ça saigne de Stephen King fait… saigner les yeux des fans du maître de l'horreur. En ligne de mire, des erreurs de traduction et de retranscription.
Exemple concret, le personnage de Brian devient Doug au détour d'une ligne de dialogue:
– En version originale, «You know what they say, Brian.»
– En version française, «Tu sais ce qu'on dit, Doug.»
Ailleurs, Brian évoque sa maman en VO, celle de Doug en VF:
– «He loved dancing. He was good. So was Mom.»
– «Il adorait ça. Et il était doué. Ta mère aussi.»

Inconditionnel de Stephen King, le chroniqueur littéraire de la RTBF Gorian Delpâture a épinglé dans une publication Facebook ces trois erreurs.
«Vous allez me dire que ce sont peut être de petits détails, mais ça rend l'histoire bizarre», témoigne Gorian Delpâture. «On ne la comprend plus par moments. Des erreurs de traduction, ça peut malheureusement arriver. Ça ne devrait pas, mais ça arrive.»
Entamée en 1976 avec Carrie chez Gallimard, toute la traduction française de Stephen King semble frappée par cette malédiction, comme le souligne cet article du site Stephen King France.
Dans Ça, la confusion des personnages prend une tout autre dimension. Le temps d'un dialogue incompréhensible, Bill le bègue devient Ben, qui n'est même pas présent dans la scène. Et comme si de rien n'était, Ben bégaie.

Pour Emilie Fleutot, présidente de la communauté Stephen King France (60.000 membres), le phénomène s'aggrave depuis «huit à dix ans». Le premier coupable: la réduction du délai qui sépare la sortie VO de la traduction en VF.
«Il y a dix ans, le délai était de dix-huit mois pour des livres comme Dôme et 22/11.63», explique-t-elle. «Pour Si ça saigne en 2021, il est tombé à dix mois. En moyenne, on a perdu entre quatre à six mois en fonction des bouquins. C'est une perte énorme en termes de temps de relecture. Ça donne l'impression que les éditeurs sont pressés de sortir un nouveau Stephen King parce qu'il fait vendre, quoi qu'il arrive. C'est surprenant, parce que les lecteurs peuvent facilement attendre quatre mois de plus pour obtenir une traduction qui respecte le travail de l'auteur.»

Des passages entiers supprimés
En marge des soucis de traduction et de retranscription, des interprétations et des suppressions ternissent également la traduction française de l'œuvre de Stephen King.
Les suppressions désignent ces phrases, ces passages et ces chapitres qui passent à la trappe, qui ne sont simplement pas traduits.
«Le début du roman Deadzone en anglais ne correspond pas au début de Deadzone en français», s'étonne Gorian Delpâture. « Il y a des éléments qui ne sont pas là. En tant que lecteur de Stephen King, ça me dérange de ne pas avoir accès au travail complet de l'auteur. Ça m'ennuie qu'un traducteur décide en son âme et conscience de ne pas traduire une phrase ou un passage entier parce qu'il le juge trop long, peut être sur injonction de l'éditeur. Je pense du coup qu'on n'a jamais lu correctement Stephen King en français. Son œuvre traduite est particulièrement touchée par ces disparitions de matière littéraire.»
Des interprétations douteuses
Si le phénomène des coupes était surtout courant dans les années 70 et 80, les interprétations dans la traduction de King continuent d'irriter régulièrement les fans. Cet article par exemple tire à boulets rouges sur les libertés prises par la version française de Docteur Sleep (20136).
La phrase Who died and left you in charge? (Qui est mort et t'a laissé te débrouiller seul?) est ainsi rédigée dans un anglais assez simple et direct. Par le truchement de l'interprétation de la traduction, elle devient: Qui c'est qu'a clamecé et qui t'as foutu sur les endosses?

« Bien sûr il y a des choses comme des jeux de mots et des images qu'on peut transformer parce qu'elles ne sont pas adaptées», argumente Gorian Delpâture. «Mais pour le reste, on doit traduire le texte. On doit traduire absolument ce que l'auteur a dit, le plus fidèlement possible. Sinon ce n'est pas de la traduction, mais de la trahison.»
La cohérence d’un univers connecté
Stephen King aime connecter ses romans, ses lieux, ses personnages, ses intrigues. Certaines connexions sont évidentes, comme dans Dolores Claiborne et Jessie, d'autres sont subtiles. Elles peuvent prendre la forme de références fugaces. «Qui dit traducteurs différents, dit interprétations différentes», détaille Emilie Fleutot, «Si l'on y ajoute la réduction du temps de traduction et de correction, il y a risque que ces liens que Stephen King tisse avec ses autres œuvres s'effacent au fil du processus. Or les fans cherchent, au-delà du plaisir de lecture, ces indices…»
Silence radio
Albin Michel est l'éditeur privilégié de Stephen King en français. Il est responsable des impressions controversées de Si ça saigne et Docteur Sleep notamment. Quid du point de vue de la célèbre maison d'édition? Nous avons sollicité son avis, ses réactions. Nous n'avons reçu aucune réponse, même négative.