RENCONTRE | Jean-Michel Jarre, son moteur, c’est le doute
Jean-Michel Jarre déroule sa vie comme un roman dans son autobiographie «Mélancolie Rodéo». Passionnant.
Publié le 25-11-2019 à 06h20
Pionnier de la musique électronique, Jean-Michel Jarre, c’est le créateur des concerts géants dans des lieux improbables, des pyramides du Caire à la Défense à Paris. Celui qui a écrit Les mots bleus pour Christophe, et qui est depuis des années une référence absolue pour plusieurs générations de musiciens. Dans son autobiographie, on apprend aussi à connaître l’homme, on croise des tas de gens, du Pape Jean-Paul II à Mick Jagger… «J’ai toujours pensé que mon premier livre, s’il y en avait un, serait un roman […]» Et c’est un peu ça qu’on a dans les mains. C’est dense, dingue et passionnant.
On l’a rencontré. Résumé en 10 mots.
Écrire
«Ça a été une forme de jubilation de pouvoir m’exprimer enfin au travers de l’écriture. J’ai toujours aimé. J’ai fait une licence de Lettres, je me suis passionné pour l’étymologie et la linguistique que j’ai étudiées. J’ai fait des textes de chansons, mais un livre, c’était quelque chose que je n’avais jamais eu le temps de le faire. Et puis quand j’ai été poussé par mon entourage, finalement ça a été un grand plaisir d’écriture. Et puis aussi le luxe pour une autobiographie, c’est de se retrouver à inviter à sa table les gens de sa vie, et de pouvoir mettre les gens qu’on aime un peu moins en bout de table éventuellement…»

Maman
Ce livre est un très bel hommage à sa mère dont il a été très complice. «Ma mère est un personnage de roman. C’est une héroïne de la Résistance, capturée trois fois par les Allemands et qui s’échappe trois fois. On a formé tous les deux un duo fragile. J’avais la trouille la nuit, je pensais à notre duo, je me disais si l’un tombe, que devient l’autre et comment faire pour survivre dans ce petit appartement? Parce que mon père ne donnera jamais d’argent à ma mère sauf plus tard une somme dérisoire… donc il fallait se démerder.»
«Elle est très douée dans plein de choses. Elle va acquérir une machine à tricoter pour faire des tricots qu’elle va vendre à différentes personnes. Ensuite elle monte un stand aux puces, de brocante et de vêtements anciens. Et moi à 14 ans je montais le stand à 4-5 h du matin avant d’aller au lycée le samedi. Aux puces, il y a énormément d’artistes mais plus nomades, plus chineurs de la vie. Et qui m’initient à cette forme de nomadisme. Le nomadisme est un des thèmes du livre».
Père
L’occasion aussi de régler ses comptes avec son père, Maurice Jarre, célèbre compositeur deux fois oscarisé. «Je suis le fils d’un type plutôt moche humainement» écrit-il. Il nous raconte: «Mon père est parti à Hollywood pour ne plus jamais revenir. Il nous a abandonnés ma mère et moi. Ne pas avoir à ce point-là besoin de créer un lien familial avec ses propres enfants, c’est assez rare. De mon point de vue, le fait d’avoir à négocier avec un trou noir, une béance, une absence, c’est plus compliqué que de se rebeller contre un père qui peut vous construire aussi.»
Moi je ne me sens pas du tout arrivé. En écrivant ce livre, je ne me dis pas du tout que je suis satisfait d’avoir accompli des choses. C’est plutôt un parcours dont j’espère qu’il aura une suite.
Première fois
«Après chaque concert, après chaque tournée, après chaque album, vous revenez d’un seul coup à une sorte de carrefour. Et il faut repartir, sinon à zéro, en tout cas l’esprit ouvert. C’est est à la fois terrifiant et en même temps c’est un luxe inouï si on peut s’en servir. Je m’en suis rendu compte même récemment, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie: en peu de temps, j’ai fait 4 albums, 250 concerts et au moment où j’écrivais ce livre je me disais, musicalement où est-ce que je vais maintenant? Et plutôt que d’en avoir peur, c’était plutôt génial de se dire que tout est possible. J’ai toujours eu cette idée-là: je me suis dit je vais faire quelque chose pour la première fois. Et la première fois c’est aussi le résultat de la curiosité. Moi je ne me sens pas du tout arrivé. En écrivant ce livre, je ne me dis pas du tout que je suis satisfait d’avoir accompli des choses. C’est plutôt un parcours dont j’espère qu’il aura une suite.
Ado
«Une des raisons pour laquelle les gens disent que je ne fais pas mon âge (il a 71 ans et, effectivement, on ne les lui donne pas, NDLR), c’est parce que je garde aussi cette innocence. L’innocence c’est pas la naïveté, c’est le fait de pouvoir arriver à retrouver cette sorte de bouillonnement et d’inquiétude de l’adolescence où les choses sont en mouvement et en mutation.»
Débuts
«Quand je commence la musique électronique, c’est en pleine période rock. Le rock est la musique de notre génération. C’est une musique qu’on adore mais qui vient d’ailleurs. Et je me suis dit finalement les Anglais, ils tiennent leur révolution, mais ce n’est pas la nôtre. Et quand je commence à faire de la musique électronique, je me dis cette façon de faire de la musique à travers les sons et pas seulement à travers des notes c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec le jazz, le blues, le rock, ça n’a rien à voir avec les Anglo-Saxons, avec les États unis, ça vient d’Europe continentale, c’est notre héritage de la musique classique, notre réflexion sur la texture des sons etc. Et c’est la raison pour laquelle la scène électro française, allemande, belge, hollandaise est si importante et si légitime et cette musique, j’étais convaincu qu’elle deviendrait la manière la plus populaire de faire de la musique comme on en écoute aujourd’hui. Je me sens plus en phase aujourd’hui qu’au début de ma carrière.»
Je me sens plus en phase aujourd’hui qu’au début de ma carrière.
Rebelle
«J’ai eu la chance d’être en contact avec un mouvement, c’était en 68, où on se rebellait contre tout l’establishment. Et pour moi, la musique électronique était la meilleure façon de se rebeller contre l’establishment du rock et du classique.»
Époque
L’amour, la nature, son environnement, le rapport à la mort, à la solitude… Ce sont des sentiments et des états intemporels. C’est simplement les outils qu’on utilise qui dictent les styles. C’est parce qu’on a inventé le violon que Vivaldi existe, c’est parce que la guitare électrique a été inventée que Chuck Berry ou Metallica existent. C’est parce que le synthé a été inventé que je suis là aujourd’hui et ainsi de suite. Chaque génération développe son propre style par rapport aux outils qu’il a à sa disposition. Et demain avec l’intelligence artificielle, on aura une nouvelle génération d’artistes qui vont s’exprimer de manière totalement différente de ce qu’on a pu faire jusqu’à présent.»
Et demain avec l’intelligence artificielle, on aura une nouvelle génération d’artistes qui vont s’exprimer de manière totalement différente de ce qu’on a pu faire jusqu’à présent.
Technologie
«Il est urgent d’être optimiste par subvention. Et c’est seulement depuis quelques années qu’on se réconcilie avec une forme d’appétit pour le futur. La technologie est neutre, ça dépend de ce qu’on en fait, alors pourquoi nécessairement aller vers une vision à la Terminator de notre avenir? Même si je pense que ça fait partie de notre ADN humain: on a une vision forcément sombre du futur puisqu’on sait qu’on n’en fera plus partie à un moment.»
Curiosité
Quand on lui demande ce qui aujourd’hui le fait avancer, il répond du tac au tac en trois mots: «La frustration, l’espoir et la curiosité». «La frustration de ne pas avoir fait suffisamment bien un album, de ne pas l’avoir terminé, de me dire que je peux faire mieux, donc l’espoir que ça sera mieux la prochaine fois. Et puis la curiosité, cette espèce d’état de jachère, d’esprit d’ado. Il y a une phrase de Piaget le philosophe que j’aime beaucoup: «Plus on sait, moins on sait». Plus on travaille sur quelque chose, plus on s’aperçoit du champ des possibles et c’est souvent l’ignorance qui vous fait avoir des certitudes. Je le dis dans le livre sur mon sujet de Bac, j’avais eu une phrase de Nietzsche: «Ce n’est pas le doute, mais la certitude qui rend fou». Et je pense que le doute est un moteur d’existence.
Plus on travaille sur quelque chose, plus on s’aperçoit du champ des possibles et c’est souvent l’ignorance qui vous fait avoir des certitudes.
Jean-MIchel Jarre, «Mélancolie Rodéo», Robert Laffont, 380p.