Les crocos ont toujours les crocs
Deuxième salve de témoignages de victime de harcèlement dans une compilation qui vise plus large. Et n’épargne pas le corps médical.
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- Publié le 18-09-2019 à 06h00
Souvenez-vous: c'était en 2014. Cette année-là, Thomas Mathieu sortait une bande dessinée polémique, Les crocodiles. Des tranches de vie dans lesquelles chaque homme était représenté en crocodile, un animal venu symboliser le statut de prédateur froid de tout homme dans un monde où la femme n'est qu'un objet prétendument disponible.
Cette BD n'était en fait que le prolongement d'un blog venu récolter, depuis 2012, les témoignages de femmes victimes de harcèlement, qui faisait lui-même suite au film Femme de rue, de Sophie Peeters (2012 aussi). La sortie du livre avait pourtant été accompagnée de son lot de polémiques, une expo prévue à Toulouse considérée comme « trop vulgaire » ayant même été annulée.
Depuis lors, toutefois, la vague #metoo est passée par là. Et c'est avec une crédibilité accrue que le projet se poursuit avec la sortie d'une suite pour laquelle Juliette Boutant est venue apporter un regard féminin: « Je suis arrivée sur le projet en 2015, et j'ai tout de suite été intéressée par d'autres sujets, périphériques au harcèlement de rue traité dans le premier volet. Du coup, on a élargi le propos.»
Divisé en chapitres, Les crocodiles sont toujours là se penche ainsi sur la façon dont, par «habitude», la police traite – ou plutôt ne traite pas – les plaintes pour harcèlement. Ou, sur les violences gynécologiques imposées, parfois, par… d'autres femmes: «C'est la preuve que nous sommes tous concernés par le problème, insiste Juliette. Les femmes aussi véhiculent des idées misogynes.»
Éduquer à la question
On découvre ainsi des sages-femmes n'hésitant pas à cacher leurs ciseaux à des patientes sur le point d'accoucher et qui leur avaient pourtant dit leur volonté de ne pas recourir à l'épisiotomie: «Mais si elles passent outre, tempère Juliette, c'est sans doute aussi parce qu'elles l'ont vu faire, ou l'ont subi. D'ailleurs, moi aussi, à une époque, j'ai posé des actes ou prononcé des paroles sexistes. Je n'étais pas encore ''éduquée à la question''» «De façon générale, appuie Thomas Mathieu, les gens, hommes et femmes, qui véhiculent ces clichés pensent souvent ''bien faire''».
Il reste donc encore beaucoup de chemin à parcourir, et de crocos à dessiner, pour changer la face si masculine d'un monde qui ne cesse d'instrumentaliser le corps de la femme… sans le connaître véritablement; ultime paradoxe. « Le corps de la femme, témoigne Juliette Boutant, est considéré comme disponible. C'est pour ça que les gens se sentent le droit de toucher le ventre des femmes enceintes sans leur demander la permission. » Thomas Mathieu ose même l'optimisme: «Je me souviens que quelques années avant le phénomène #metoo, quelqu'un d'autre avait tenté de lancer un hashtag similaire, sans aucun succès. Or, quelques années plus tard, tout le monde a relayé l'appel. C'est que, tout de même, le monde change.» Et les crocodiles y participent activement.
«Les crocodiles sont toujours là», Mathieu/Boutant, Casterman, 186 p., 14.99€.