Frédéric Sojcher, le succès qu’il n’attendait plus (et que vous ne verrez pas)
Surprise au box-office français : « Le cours de la vie », réalisé par notre compatriote Frédéric Sojcher, cartonne. Mais ne bénéficie que d’une sortie confidentielle en Belgique. Explications sans gloire.
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Publié le 27-05-2023 à 04h00 - Mis à jour le 27-05-2023 à 10h21
Frédéric Sojcher dérange le cinéma belge francophone, qui le lui rend bien depuis que le gaillard a publié au printemps 2021 un ouvrage intitulé Je veux faire du cinéma (Petit manuel de survie dans le 7e art), et dans lequel il le dézinguait, le comparant même à une «machine à broyer», lui et ses toutes-puissantes institutions, le Centre du cinéma et de l’audiovisuel (CCA) en tête.
Il considérait alors son livre comme un «suicide artistique» qui l’empêcherait d’encore briguer le moindre financement, donc de réaliser un cinquième long-métrage après. Le miracle, pourtant, a eu lieu : voilà deux semaines sortait Le cours de la vie, une comédie emmenée par Agnès Jaoui et notre compatriote Jonathan Zaccaï.
Parti pour faire mieux que les Dardenne
L’histoire est belle, d’autant plus que le film, louangé par plusieurs médias hexagonaux de renom, connaît un début d’exploitation assez étonnant en France, où Sojcher, exilé depuis plusieurs années, enseigne… le cinéma : de 140 copies en première semaine, il est passé à 200 en deuxième semaine et à 277 en début de troisième.
Une rareté qui va à l’encontre de toute logique, et pourrait conduire le film à y atteindre la barre des 100 000 spectateurs… quand le long-métrage belge le plus vu des spectateurs français en 2022 avait été le Nobody Has to Know de Bouli Lanners, avec 140 396 spectateurs, et que Tori et Lokita, le dernier-né des frères Dardenne, avait stagné à 70 198 entrées payantes (historiquement un petit score pour les frangins).
«J’attendais ça depuis 40 ans !», sourit sans retenue le réalisateur de 56 ans. Le sourire se fait crispation, toutefois, lorsqu’on évoque la «vie belge» de son film. Et pour cause : en dépit de ces performances, Le cours de la vie n’est projeté que dans quelques cinémas francophones, à Charleroi, Braine, Mons, et Hotton, en plus de deux complexes bruxellois. Mais ni à Liège, ni à Namur, les terres où règnent les Grignoux.

Parce que oui, l’ASBL liégeoise a choisi de ne pas programmer le film de Frédéric Sojcher, ce qui n’a pas manqué d’étonner, notamment sur les réseaux sociaux. Oui, mais voilà : c’est peu dire si le milieu du cinéma belge francophone a peu goûté à la prose du bonhomme. L’hypothèse d’un règlement de comptes n’a donc rien de farfelu, surtout si l’on considère que la Commission du Cinéma (ex-Commission de sélection des films), le «bras armé» du CCA, sans le soutien duquel réaliser un film tient de la mission impossible, est présidée par Dany Habran… qui fut responsable de la programmation des Grignoux pendant plus de 30 ans. Aurait-il, dès lors, interféré auprès de ses anciens collègues pour empêcher une sortie plus large du Cours de la vie? On peut, a minima, (se) poser la question.
Interpellé, Dany Habran réfute toutefois la possibilité d’une vendetta : «On n’est pas dans le règne animal (sic)! Je ne peux pas parler pour mes jeunes collègues des Grignoux, mais le film de Sojcher n’est pas seul, et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on peut attendre d’un film d’auteur. En plus, si Frédéric est belge, son film est français : il n’a pas été financé chez nous.» Et l’ami Dany en sait quelque chose puisque… sa commission a refusé le projet à trois reprises – il présida même l’un des collèges chargés de statuer sur son sort : «Je sais que Frédéric aime nous égratigner, évacue-t-il, mais la compétition est rude, et il faut l’accepter.»
Le mail égaré des Grignoux

«Tout le monde a le droit de se tromper, réagit, beau joueur, Frédéric Sojcher, pourtant désigné en "off" comme "l'homme à abattre" (sic) par pas mal d'acteurs du milieu. En tant que Belge, je regrette, bien sûr, que mon film ne soit pas projeté dans de grandes villes comme Namur ou Liège. Mais je n’ai aucune preuve qu’il s’agisse d’une quelconque malveillance à mon égard. Et je ne veux pas être l’homme des polémiques. D’ailleurs, mon film reste disponible si jamais les Grignoux décidaient finalement de le programmer.»
Pas sûr, cependant, que ses rêves deviennent réalité. Surtout quand on prend le pouls du côté de l’ASBL. Peu diserte sur le sujet malgré nos relances, celle-ci s’est bornée à faire savoir par la "bande" que le distributeur belge du film (Rockstone) aurait envoyé sa demande trop tard et… via l’adresse générale de l’association, si bien que son mail se serait perdu parmi d’autres.

Un argument peut-être un peu léger, qui vient s’ajouter à un autre, plus subjectif : l’un des deux programmateurs à avoir – nous dit-on – vu le film n’aurait tout simplement pas été convaincu. «Je respecte évidemment l’exercice critique, dit encore le cinéaste. Mais dans le cas d’un programmateur, ça ne doit pas être un frein à la visibilité d’une œuvre : il ne peut pas prendre sa décision en fonction de ses seuls goûts personnels, ou alors on peut supprimer de l’affiche la moitié des films projetés!»
Une histoire finalement bien belge, où la mesquinerie se dispute à la suspicion, et qui aurait pu ne jamais exister si le premier distributeur du film, une «grosse» société qui a pignon sur rue et s’était engagée à le distribuer dès la lecture du scénario, avait respecté ses engagements : las, il s’était finalement rétracté à la… sortie du livre de Frédéric Sojcher. Un hasard? Peu probable. Certaines vérités ne sont décidément pas bonnes à écrire.
Quand même sur la RTBF
Heureusement pour Frédéric Sojcher, son film finira par être vu du plus grand nombre via la RTBF même si là aussi, la négociation fut chaotique : charmé par Le cours de la vie, le service public entendait en acheter les droits, mais avait dû se rétracter en raison de son pedigree français : «Il fallait un financement belge minimum, se souvient Sojcher, et j’avais été refusé par la commission.» Le dernier Love International Film Festival de Mons a néanmoins décerné deux prix au film du cinéaste bruxellois, avec pour récompense une future… diffusion sur la RTBF. Surréaliste. Jusqu’au bout.