Emmanuel Carrère: l’écrivain à la frontière du documentaire
En salles ce mercredi, "Ouistreham" d’Emmanuel Carrère, plonge dans le quotidien éreintant du personnel de nettoyage d’un ferry.
Publié le 10-01-2022 à 06h00
On ne les voit pas. Ils travaillent alors qu'on dort profondément et sont partis quand on prend notre première tasse de café. Le personnel d'entretien, ces invisibles, sont au cœur du livre de Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham (2010).
Fruit d'un an d'immersion au sein des équipes de nettoyage d'une compagnie de ferry, ce livre est aujourd'hui adapté par un autre écrivain, Emmanuel Carrère (La moustache).
Comment fait-on pour adapter un récit d’immersion journalistique?
Pour avoir l’équivalent de quelqu’un en immersion, il aurait fallu des caméras cachées. Je n’aime pas du tout ce procédé, ce n’est pas mon truc donc j’ai cherché une façon d’accorder cette dimension documentaire avec une trame de fiction, en construisant une histoire d’amitié. Pour ce qui était de l’adaptation documentaire, ça a été écrit, bien sûr, mais ça a pris corps avec les actrices. À part Juliette Binoche, toutes travaillent dans les métiers de la propreté.
Vous y introduisez une nouvelle dimension, celle du rapport aux sujets «observés».
Je retourne le focus. Florence s’interroge sur sa démarche mais elle considère que ce n’est pas le sujet de son livre. Elle trouve qu’il y a plus intéressant que ses états d’âme. Alors que moi j’ai tendance à m’en occuper, de mes états d’âme (rires). Je ne fais pas du journalisme d’immersion mais la question du rapport avec les gens qu’on peint quand on fait un portrait, je la connais. Les ambiguïtés que ça représente, les inquiétudes qu’on peut avoir. Après, je ne condamne pas du tout le journalisme d’immersion, parce que ça donne des résultats extraordinaires.
Qu’avez-vous appris du livre de Florence Aubenas?
Le livre décrit cette condition avec une précision impitoyable. En même temps, il montre dans les rapports humains quelque chose de très chaleureux. Le ferry est l’endroit où c’est le plus dur de travailler, à cause de la cadence, mais en même temps c’est celui où il y a un truc un peu sympa. C’est un groupe, ce n’est pas une personne toute seule qui arrive à six heures du matin et qui travaille avant l’aube dans des bureaux déserts. Là, il y a une bande.
Elles sont drôles, ont de la verve, de la répartie
On ne s’apitoie pas sur leur sort.
Elles sont costaudes, c’est vrai. Elles sont drôles, ont de la verve, de la répartie. Dans la réalité, il y en a qui ne sont pas costauds. Il y a des gens qui sont vraiment écrasés. Quand on a fait le casting j’en ai rencontré, mais on n’a pas le courage de les filmer parce que ça va être trop dur, trop douloureux. Donc on prend des gens qui ont des personnalités fortes, qui ne sont pas des écrabouillés de la vie. C’est un peu biaisé parce qu’on prend ceux qui ont le plus de résistance. Mais c’est de la fiction.
Avec beaucoup de réalisme, tout de même…
Ce n’est pas seulement un film sur elles, c’est un film avec elles. Elles sont vraiment partie prenante, elles apportent au film. Ce n’est pas une position d’observateur, elles ont une position de créatrices. Il y a eu pas mal d’improvisation, elles nourrissaient leurs dialogues.
Vous avez tourné à Ouistreham, sur les ferrys décrits dans le livre?
Les gens de la société de ferry qui assure ces traversées ont détesté le livre parce qu’ils avaient, non sans raison, l’impression qu’ils étaient traités comme des négriers. Ils étaient totalement hostiles au film donc on a tourné avec une compagnie néerlandaise entre Rotterdam et l’Angleterre.
Drame d’Emmanuel Carrère. Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert et Léa Carne. Durée: 1 h 46. Sortie le 12/1.