Journal d’une invasion [CRITIQUE & INTERVIEW] - La guerre à leur porte
Le dessinateur italien Igort, qui a vécu en Ukraine, rapporte le quotidien des civils écrasés par une guerre qui les dépasse.
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Publié le 23-02-2023 à 12h00
Un prénom peut parfois orienter une vie. Les parents d’Igor Tuveri, né Italien, avaient choisi le sien en hommage à la littérature russe. Igort est donc devenu son nom d’auteur, celui avec lequel il a publié, voici quelques années, ses Carnets d’Ukraine et Carnets de Russie. Des ouvrages dans lesquels il décryptait, déjà, les origines du conflit qui frappe, aujourd’hui, aux portes de la grande Europe, lui donnant des airs de lanceur d’alerte qui n’aurait pas été entendu.
"Je n’avais aucun doute sur ce qui allait arriver, dit-il aujourd’hui sans en tirer la moindre fierté. Avant l’Ukraine, il y a eu la Tchétchénie, et la Géorgie. Poutine a un projet, c’est clair: pour lui, tout qui parle russe est Russe. Mais ‘‘russophone’’ ne signifie pas forcément ‘‘russophile’’."
Une nuance que l’homme fort du Kremlin semble avoir du mal à saisir. Igort sait, lui, de quoi il parle: il a épousé Galya, une Ukrainienne, puis vécu dans son pays, à Kiev, Dniepropetrovsk ou encore près du Donbass. Y a noué des amitiés qui ont perduré à son retour en Italie. Et lui permettent d’aujourd’hui publier son Journal d’une invasion. Il y raconte le quotidien des gens "ordinaires" écrasés sous le poids d’un conflit qui les dépasse. Un conflit d’un autre âge.
"On vit une guerre d’un autre siècle, soupire Igort. Pas une guerre économique, qui paraîtrait plus logique en 2023. Mais une guerre dans les champs, avec des tanks. On se trouve plongé en plein grotesque gogolien. C’est une guerre où l’on massacre, où l’on torture, où l’on attaque des bâtiments civils, où l’on affame pour faire pression sur les gouvernements, au mépris des conventions internationales."
S’il ne s’y perd pas, Igort évoque forcément les racines du mal. Mais se concentre davantage sur ses "amis ukrainiens", ceux dont il a récolté les confidences depuis l’invasion de février 2022, "parfois par téléphone, parfois par écrans interposés… quand internet le permettait."
Ces récits de vie, il les a d’abord dessinés pour la Repubblica. Le journal italien l’en a convaincu. L’album qui sort aujourd’hui chez Futuropolis en est l’indispensable prolongement: "L’Histoire, il faut la regarder au niveau des gens ordinaires. Je ne crois pas à la vision héroïque de la guerre, derrière laquelle se cachent souvent des intérêts économiques. L’idée était de faire un journal intime pour montrer la monstruosité de la guerre vue par des gens ordinaires. "
Traumatisé lui-même
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Son téléphone n’a jamais "arrêté de sonner" depuis ce funeste 25 février 2022. Et continue à le faire, même s’il reste sans nouvelles de certains de ses proches restés là-bas. Des gens qui sont officiellement "dispersés". Il n’y aura pourtant pas de suite à ce journal-ci, annonce-t-il: "Je ne vais pas continuer. j’espère juste que ça va vite se terminer. Vous savez, je suis moi-même traumatisé: je dors mal, et même parler du livre m’est difficile. Pour raconter les choses, il faut se faire traverser par elles. Et là, on parle de tortures, de charniers, de fosses communes. C’est terrifiant."
Futuropolis, 168 p., 24 €.