«Rééducation nationale», un savoureux conte satirique qui prend place dans une salle de profs
Avec "Rééducation nationale", Patrice Jean dévoile un conte philosophique à la fois savoureux et satirique, le tout dans un décor de salle des profs plus vrai que nature, où les luttes pédagogiques se muent rapidement en un combat idéologique faussement futile.
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- Publié le 13-12-2022 à 08h30
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En juin dernier, Patrice Jean recevait le prix des Hussards pour son roman Le Parti d’Edgar Winger (Gallimard), prix littéraire français récompensant chaque année un roman pour son style et son impertinence.

Quelques mois plus tard, l’auteur nantais nous revient avec une nouvelle friandise, Rééducation nationale (Rue Fromentin), plongée savoureuse dans l’univers si particulier d’une salle de profs d’un lycée vaguement huppé.
Comme souvent chez lui, c’est en suivant les pas d’un idéaliste dont le romantisme n’a d’égal que la naïveté que l’on découvre ainsi, dans un premier temps, le long fleuve pas toujours tranquille que représente le centre névralgique d’un établissement scolaire. En l’occurrence, il s’agit de Bruno Giboire, trentenaire accompli qui choisit un beau jour de réorienter sa carrière et sa vie vers l’enseignement. Et qui, tel Candide dans le conte philosophique éponyme de Voltaire, finira par perdre sa naïveté.
Mais sur fond de lutte entre les différents courants pédagogiques, lesquels irriguent cette salle de profs au Lycée Malraux, c’est en réalité une satire à la fois moderne et drolatique de notre société dans sa globalité que dresse ainsi Patrice Jean.
Car s’il faut parfois s’accrocher dans les premières pages lorsque l’on n’est pas au fait des dernières avancées du débat pédagogique, Rééducation nationale – écrit pourtant six ans avant sa publication en 2022 – véhicule un certain nombre de controverses et autres badineries qui rapprochent chaque lecteur de l’actualité et de son propre quotidien.
Patrice Jean : «La politique et la morale n’ont que faire des vieilleries du passé, tel est le sens du conte»
Nous avons justement rencontré Patrice Jean récemment, lequel nous parle de son dernier livre, Rééducation nationale.
Patrice Jean, Bruno Giboire est ce que l’on appelle un «enseignant de seconde carrière». Pourquoi avoir choisi un tel profil comme personnage central de votre roman ?
Giboire entame une «seconde carrière», mais il est encore jeune et plein d’allant. Il découvre le monde de l’enseignement avec l’idée qu’il y trouvera plus de satisfaction que dans les services culturels où il travaillait auparavant. Il y a une autre raison à ce choix : je suis moi-même professeur et je voulais prendre mes distances avec ce personnage, ne pas le faire passer par où je suis moi-même passé (NDLR : Patrice Jean est passé par un institut universitaire de formation des maîtres, remplacé depuis 2019 par l’INSPE).
À la recherche d’un idéal pédagogique
Vous proposez un regard quelque peu satirique sur les nouvelles pratiques pédagogiques et l’idéal qu’elles représentent aux yeux de Giboire notamment. Mais l’on vous sent tout aussi peu convaincu par les techniques plus anciennes, plus frontales. Quelle serait selon vous «la pédagogie idéale» ?
Je pense que la pédagogie est un art, et qu’il n’y a pas de pédagogie idéale. C’est l’erreur, à mon avis, de certains formateurs que de croire à d’infaillibles méthodes qu’il suffirait d’appliquer pour que les connaissances soient transmises le mieux possible. Le professeur doit s’adapter à ses classes et, surtout, trouver la façon d’enseigner qui correspond à son tempérament.
Les personnages centraux de votre roman (Bruno, Claude, Colette…) font d’abord preuve de ce que l’on pourrait qualifier d’un certain bon sens, mais basculent ensuite progressivement dans une forme de radicalisme, avant de virer enfin au surréalisme. Pourquoi cette évolution ?
Dès le début du roman, les professeurs sont dans l’illusion et la tartufferie. Celles-ci vont devenir de plus en plus visibles au fil du roman. Du reste, plus qu’un roman, Rééducation nationale est un conte philosophique : Giboire suit le parcours de Candide. À la fin du livre, comme le héros de Voltaire, il a perdu sa naïveté.
Lorsque des personnages tels que Giboire ou Dandonneau finissent par lâcher prise, c’est à ce moment que la situation finit par se normaliser, même si celle-ci n’est plus identiquement la même que la situation de départ. Lâcher prise, prendre du recul, c’est important ?
Giboire, encore plus le proviseur (NDLR : Dandonneau), est obligé de prendre du recul. Il est bêtement rejeté par ses collègues. Et il rencontre une jeune professeure d’italien qui lui révèle le sens de la littérature, le goût de la beauté et de la solitude. À ce moment du roman, Giboire est perdu pour l’optimisme pédagogique. La pensée naît de la distance (il faut s’arrêter et observer pour réfléchir) ; en ce sens, le recul que les circonstances l’obligent à prendre est une chance pour Giboire.
«L’affrontement entre le règne de la technologie et l’art»
On a l’habitude de dire que l’école est le reflet de la société. Lorsqu’éclate «l’affaire» en seconde partie du roman, l’on perçoit vite que la satire que vous proposez du cadre scolaire (et plus particulièrement du monde pédagogique) s’étend plus généralement à l’ensemble de notre société. Quel regard portez-vous sur cette dernière ? Quels en sont les aspects qui vous ont marqué ces derniers temps et qui vous ont probablement donné envie d’écrire ce livre ?
L’épisode de la statuette khmère met en lumière l’affrontement entre le règne de la technologie et l’art. De nombreux professeurs pensent qu’une statuette du XIe siècle a moins d’intérêt que l’acquisition d’ordinateurs et que la lutte contre les inégalités sociales. La politique et la morale n’ont que faire des vieilleries du passé, tel est le sens du conte. Il me semble que notre société célèbre le numérique et se détourne de la pensée et de la littérature (sauf si elles servent à l’amélioration du monde, à la justice). On s’en aperçoit en conversant avec des amis, avec des collègues ; ou bien en consultant le chiffre de vente très bas d’écrivains qu’on estime quand d’autres, assez médiocres, sont partout encensés (ce n’est pas de la jalousie, je ne parle pas de moi). Depuis la publication du livre (lequel a été écrit il y a six ans), on a pu voir, cet automne, de jeunes écologistes souiller, avec de la purée, des tableaux de Klimt, Van Gogh, Monet. On voit par là que l’art, pour certains, ne compte pas du tout. Pour ces jeunes gens, une œuvre d’art a moins d’importance que leur combat politique, de la même façon que les Talibans, rappelez-vous, firent exploser, en Afghanistan, des Bouddhas centenaires. Ces exemples extrêmes sont, je crois, la face visible et stupide d’une indifférence générale à la beauté et à la littérature.
C’était important pour vous de transposer cette vision de la société au sein d’un lycée et plus particulièrement d’une salle de professeurs ?
La vision de la salle des professeurs précède celle de la société. Je voulais vraiment m’amuser avec une profession que je connais bien. Au-delà de l’aspect «sociologique», j’aimerais qu’on voie en cette histoire un conte pour adultes. Enfin, ce roman a pour fonction de me venger un peu des bêtises et de l’ennui que j’ai éprouvés, assez souvent, en fréquentant des lycées. Il ne faut jamais négliger la bassesse comme moteur de l’écriture !