François Emmanuel face aux tourments de l’âme
Le narrateur de « Raconter la nuit » retrouve une femme aimée jadis qu’il tente de libérer d’un trauma subi pendant la guerre en ex-Yougoslavie.
Publié le 02-04-2022 à 06h00
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VELYY6UR2JDWDNKORQH4IQOCEY.jpg)
"J’ai souvent l’impression d’entrer dans un roman comme dans une habitation familière et pourtant étrange", remarque l’écrivain belge dans la somme qui lui est consacrée,Le monde de François Emmanuel.Sans doute est-ce pourquoi les maisons sont souvent présentes dans ses romans. Et son nouveau,Raconter la nuit,n’y échappe pas, s’ouvrant sur une demeure en Bretagne où s’installe Pierre à l’invitation de Vera. Cette femme qu’il a connue lorsqu’ils étaient adolescents, retrouvée par hasard dans un aéroport, lui demande d’écrire un livre sur son père, un peintre d’origine yougoslave dont l’œuvre a connu plusieurs périodes et qui pourrait être enfin exposé. Mais, dans cette demeure pleine d’ombres et de silences, c’est sa sœur jumelle avec qui il a vécu une puissante histoire d’amour qu’il retrouve.
Mais elle est malade. Devenue photographe, Jelena est partie couvrir la guerre des Balkans au début des années 90, précisément l’interminable siège de Sarajevo par les Serbes. Elle y a rencontré Slava, avec qui elle a vécu terrée dans une cave, ne touchant plus à son appareil suite à la prise d’une photo montrant un carnage. La mort de son amie l’a profondément traumatisée, la hantant encore près de trois décennies plus tard, l’empêchant de vivre pleinement. " Que peut-on faire d’un trauma qui, par essence, ne peut pas se dire?s’interroge l’auteur, par ailleurs psychanalyste.C’est l’éruption d’un réel impossible à maîtriser. Cette photo du massacre provoque chez elle une fêlure que la mort de Slava va ouvrir, l’engloutissant."
Pour l’aider à revenir à la vie, le narrateur accepte de l’accompagner en Bosnie. François Emmanuel s’y est lui-même rendu comme écrivain en 1998, quelque temps après les accords de paix, et en 2015. " C’était le lieu de scission quasi schizophrénique entre vivre et voir: entre, d’une part, ceux qui vivaient là et, d’autre part, les journalistes qui filmaient et les Casques bleus comptabilisaient les tirs", explique-t-il.
Comme toujours, l’écriture est délicate, profonde, entretient un lien intime avec le lecteur. " Il me semble que la parole vraie s’adresse le plus souvent à la voix murmurée, brisée, imparfaitement, à moins qu’elle ne se délivre sur le bord d’une phrase anodine", observe-t-il dans l’ouvrage dont il est le sujet. Comme il le souligne, " la phrase du texte va chercher sa musicalité dans la syncope, la ponctuation, la scansion, le rythme". Son écriture possède ainsi une épaisseur profondément littéraire, qui ne doit rien au langage parlé, à une quelconque oralité. Et à ce titre,Raconter la nuit,par son intensité et sa sensualité, constitue une forme d’aboutissement de son art.
François Emmanuel, «Raconter la nuit», Seuil, 227 p.
«Le monde de François Emmanuel», collectif, Archives du futur, AML Éditions, 492 p.