David Sala, ou le poids des maux
Dans un roman graphique sublime, l’auteur français évoque avec pudeur le lourd héritage familial que lui ont laissé ses grands-pères, tous deux héros de guerre.
Publié le 29-01-2022 à 09h00
C’est ce qu’on appelle une fameuse hérédité: David Sala, 48 ans, a grandi dans l’ombre de deux grands-pères, tous deux républicains espagnols sous Franco puis héros de guerre. Et dont il raconte, avec pudeur, les incroyables destinées, mais aussi les conséquences familiales qu’elles ont pu avoir, dans un "album souvenir" aussi beau sur le plan graphique que dans sa construction narrative.
Condamné à mort par Franco et obligé de fuir l’Espagne, Antonio, son grand-père maternel, passera cinq ans dans le camp autrichien de Mauthausen, dont il sortira forcément diminué en mai 1945. Quant à Antonio, son grand-père paternel, un révolutionnaire engagé dans la guerre civile espagnole aux côtés des républicains, il sera interné dans le camp pour réfugiés d’Argelès-sur-Mer après avoir, lui aussi, quitté l’Espagne clandestinement avant de gagner la Résistance française.
Jusqu’alors, c’est ma mère qui portait cette mémoire. Et à son décès, j’ai eu l’impression que je devais prendre le relais
Plus incroyable encore: l'un et l'autre ont échappé de peu à une mort certaine, le premier lorsque la corde à laquelle il devait être pendu céda sous son poids (et après avoir été sabotée par quelques camarades bienveillants), le second quand il fut le seul rescapé d'un peloton d'exécution. "Antonio, je l'ai peu côtoyé, il est mort quand j'étais jeune, et c'est ce qu'on m'en a dit que j'ai retranscrit, témoigne David Sala. Josep, par contre, je l'ai bien connu, c'est une parole directe. C'était une force de la nature, il est mort à 99 ans, ne tombait jamais malade et avait résisté au pire avec, bien sûr, son lot de traumatismes. Parfois, il les évoquait à demi-mot. C'était du bout des lèvres, mais je comprenais bien à quel point, en réalité, on n'en sort jamais… "
Il ne croit pas si bien dire. Car ces histoires, David Sala vit avec elle depuis toujours, à force d'avoir entendu les adultes d'hier les raconter devant l'enfant qu'il était encore. Trop tôt, peut-être? "C'est vrai que j'ai choisi de faire les choses autrement avec mes propres enfants, reconnaît-il. Mais je n'ai jamais eu le sentiment que les choses avaient été faites de manière brutale ou forcée. " C'est pourtant parce qu'elles étaient devenues trop pesantes qu'il a ressenti le besoin de les transposer en bande dessinée: "J'avais un lien assez fort avec ma mère, peut-être parce qu'on est né le même jour. Mais jusqu'alors, c'était elle qui portait cette mémoire. Et à son décès, j'ai eu l'impression que je devais prendre le relais, que je devenais le porte-parole du passé familial. "
«Que valait ma peine?»
C'est aussi et surtout ce drôle de legs qu'il raconte dans Le poids des héros. Un héritage qui l'a longtemps hanté, faisant naître en lui une colère sourde, difficilement compréhensible, et des images du passé avec lesquelles il lui était devenu difficile de vivre: "C'était comme si j'avais moi-même connu la souffrance de mes grands-pères. C'est quelque chose qui m'avait été transmis à mon insu, dès la naissance peut-être. Des études montrent maintenant qu'il existe une transmission génétique des traumatismes vécus. Et aujourd'hui, j'ai l'impression que c'est de cela dont il s'agissait, parce qu'un tel ressenti ne pouvait s'expliquer uniquement par la transmission orale. "
"Que valait ma peine?", demande-t-il même alors, devenu jeune adulte, il se trouve confronté à la précarité et à la dépression de son père. Comme si rien ne pouvait jamais le hisser à la hauteur de ses aïeux, si courageux, si héroïques, tellement persécutés. "Je n'ai compris qu'après que la notion de héros est quelque chose de très subjective, glisse-t-il. Mes grands-pères en étaient, c'est sûr. Mais dans le livre, je parle d'autres héros, du quotidien, à l'instar de ma mère."