VIDÉO | Albert Toutlemonde a débardé pendant 60 ans avec ses chevaux
Albert, aujourd’hui retraité, a passé 60 ans dans les bois à débarder. Il a utilisé une cinquantaine de chevaux de trait.
Publié le 01-04-2021 à 07h00
Albert Toutlemonde, 77 ans, de Carlsbourg (Paliseul), a débardé avec des chevaux de trait pendant soixante ans.
C’était sa seule profession; il n’en a exercé aucune autre, même à titre complémentaire. Ce qui est très rare.
Il est resté fidèle à ses chevaux tout au long de sa longue carrière, par amour de la forêt et par passion pour ses fidèles compagnons à quatre pattes.
Il a laissé le van au garage voici un an. Il ne travaille plus. Amandine, son dernier cheval, n’est plus harnachée qu’à l’occasion d’une démonstration ou d’un reportage.
Monsieur Toutlemonde, pourquoi avez-vous choisi ce métier de débardeur à cheval?
Par amour pour les chevaux. J’avais à peine quatre ans que j’accompagnais déjà mon père qui débardait avec les chevaux de notre petite ferme; c’était un bon complément financier.
Pour ma première Saint-Nicolas, j’ai reçu un cheval de bois sur roulettes. J’avais déjà les chevaux gravés dans mon âme.
«Riquet, mon premier cheval, c’est mon père qui me l’avait offert»
Quand vous êtes-vous mis à votre compte?
Après mes études à l’école d’agriculture de Carlsbourg, j’ai travaillé avec mon père jusqu’à mes 25 ans. Je me suis marié. J’étais déjà débardeur bien installé dans le métier à ce moment-là.
Quand avez-vous eu votre premier cheval?
Je me souviendrai toujours de mon premier cheval de trait, qu’on avait baptisé Riquet. Mon père me l’avait acheté à Han-sur-Lesse, chez M. Devaux. On l’avait débourré nous-mêmes.
Comment?
On attelait en général le jeune cheval entre deux adultes et on le faisait travailler sur les terres: semer, charruer, etc. Quelques semaines après, il connaissait son métier. On le mettait alors tout doucement dans le bois et cela allait vite.
Pouvaient-ils tous faire le job dans le bois?
Non. C’est bien plus difficile de faire un cheval de débardage qu’agricole car il doit savoir zigzaguer entre les arbres sans les blesser, s’arrêter à temps, passer à une certaine place et pas à côté, etc. Tous les chevaux n’en sont pas capables.
Riquet était-il fait pour ça?
Et comment! C’était un fameux cheval. On l’avait acheté qu’il n’avait jamais été attelé; on ne savait donc pas si c’était un cheval fait pour ça. C’est un coup de chance.
N’avez-vous jamais eu que des traits ardennais?
J’ai eu de temps en temps un Brabançon, mais les Ardennais sont bien résistants et leurs pieds sont faits pour le sol rocailleux ardennais. Les traits belges ont des pieds plus larges adaptés aux travaux des champs.
Combien de chevaux avez-vous eu depuis Riquet?
J’ai calculé que 50 à 60 chevaux sont passés dans mes mains, mais il y en a beaucoup que je n’ai pas gardés; je les débourrais, je les faisais castrer, leur apprenais le métier dans le bois et je les vendais avec un petit bénéfice. Mais j’ai arrêté; j’en avais assez.
Combien de temps un cheval peut-il travailler?
Pendant dix ans, si on en prend bien soin.
Vous êtes-vous déjà senti en danger avec un cheval?
Je n’ai jamais été touché, mais visé. Ma femme a failli se faire attaquer par un cheval dont je me méfiais. En général, ce sont ceux-là que je ne gardais pas.
Avec combien de chevaux avez-vous réellement travaillé, alors?
Une cinquantaine. Mes deux fils ont travaillé avec moi donc il fallait plus de bêtes; il y en avait plein l’écurie. On partait parfois au bois avec quatre chevaux. Dès le matin, je savais en les observant combien de temps je pourrais les faire travailler. Ils ont leurs limites et quand on les aime, on ne les met pas en danger. Un jour, du côté de Bastogne, j’ai dit au gamin: «On ne les fera pas travailler plus de 2 heures aujourd’hui.» Il faisait chaud. On y est allé mollo. Un débardeur de Vielsalm, que je connais, travaillait un peu plus loin avec quatre chevaux. Je lui ai dit qu’il prenait des risques. Les bêtes transpiraient tellement qu’on aurait pu récolter un grand seau de sueur. Il m’a répondu qu’ils avaient l’habitude. Un peu plus tard, quand on s’est revus, il m’a dit qu’il avait perdu ce jour-là deux de ses chevaux et qu’un autre n’avait pas été bien. C’est cela, la passion pour le cheval; il faut y être attentif à tout moment et l’entourer de soins et d’affection, le soir et le matin; le comprendre. Ils sont forts, hein, c’est sûr, mais ô combien fragiles!

Des fers au feu pendant 20 ans
«Dans les années 1970, il n'y avait quasi plus de maréchaux-ferrants,explique encore Albert Toutlemonde. Je devais aller jusqu'à Sainte-Cécile (Florenville) pour faire ferrer, chez le père Jadot. J'y suis allé pendant 15 ans. Puis, j'ai décidé d'essayer moi-même. Quand j'y suis retourné, il m'a demandé qui avait fait le boulot. Je lui ai répondu:"Un qui n'y connaît rien." Puis il a répété la question quelques fois. J'ai fini par lui avouer que c'était moi. Il a souri et m'a dit que je ne m'en sortais pas si mal que ça. Il a ajouté qu'il allait "me montrer encore deux trois petits trucs". Je suis encore allé un peu chez Deprez à Maissin, mais lors des 20 dernières années de travail, j'ai ferré mes chevaux moi-même. Aujourd'hui, il y a des maréchaux-ferrants partout», constate-t-il.

«Pour qu'un cheval travaille bien, il faut que le courant passe avec son maître, estime le débardeur carlsbourgeois. J'ai connu un gars qui, avant de commencer le travail, frappait son cheval avec un bâton. Et il y allait, hein! Il disait que sans une bonne raclée, l'animal ne bosserait pas bien. Je l'ai sommé d'arrêter, sinon, c'est à lui que j'aurais flanqué une bonne trempe. J'ai connu aussi des débardeurs qui hurlaient. On savait en entrant dans le bois qu'ils étaient là, tellement ça gueulait! D'autres passaient quasi inaperçus, tellement ils savaient bien y faire avec leur cheval. Il faut les élever avec douceur, parce qu'ils vous le rendent bien. Il n'y a rien de plus agréable que le cheval qui vous comprend tout de suite. Il sent quand vous êtes de bonne humeur ou fâché.»
«Je voulais que Bella meure à la maison»
La relation peut être tellement fusionnelle, explique aussi Hervé, le fils de M. Toutlemonde, qu'il est arrivé que ces débardeurs élevés à la dure versent des larmes quand un cheval arrive au terme de sa vie: «On les garde en pâture. Il nous est arrivé de devoir aller les relever nous-mêmes parce qu'ils n'arrivaient plus à se mettre debout; ils étaient au bout de leur vie», dit-il.
«J'ai gagné Libramont avec Bella, une jument extraordinaire, se souvient Albert Toutlemonde. J'ai dit qu'elle mourrait à la maison. On l'a gardée jusqu'à la fin. Elle souffrait. Je n'aimais pas non plus de la voir piquer chez moi. C'était déchirant. »
«Il n'y a des liens forts qu'avec les chevaux qui étaient de vraies braves bêtes; mais il y a aussi les "saloperies de bêtes"», comme en témoigne Albert Toutlemonde: «J'en ai gardé qui étaient méchants et qui vous auraient tué.» À cause de quoi, puisque l'éducation est toujours la même? «C'est dans le croisement de ces chevaux qu'il y avait des problèmes. Ces bêtes-là, tordues qui refusent le travail, sont en forme quand il est l'heure de retourner!, ajoute-t-il. On se méfiait de certaines lignées comme celle de Fiston du Seigneur dont les petits avaient un vice dans la tête. Ce n'est pas noté dans le stud-book si le cheval est vicieux ou pas. Avec l'expérience, on repère les bons et les mauvais.»
La mécanisation, c’est la fin des chevaux
Dans les années 1950, à Carlsbourg, les Toutlemonde étaient les seuls véritables débardeurs de métier. D'autres fermiers faisaient de temps en temps un lot, mais c'était assez marginal. «Nous ne faisions pas que sortir le bois de la forêt. Il fallait le transporter avec les chevaux dans les scieries ou sur des quais de chargement à Carlsbourg et Paliseul. Il y avait des découpeurs avec des scies sur ces quais; il n'y avait pas de tronçonneuse. Puis, les camions sont arrivés et le métier de transporteur avec les chevaux a été terminé vers la fin des années 1950. On s'est alors concentré uniquement sur le débardage.»
«Avec la mécanisation, on a planté plus large: la qualité du bois a baissé, les chevaux ont disparu»
L'arrivée du tracteur a tout changé aussi, explique encore le retraité. «Les engins motorisés permettaient d'aller travailler plus loin en moins de temps.»
Cette mécanisation a eu, estime M. Toutlemonde, une influence déterminante sur la gestion de la forêt: «Pour permettre le passage plus aisé des engins, on a planté plus large. La qualité du bois s'en est ressentie, mais ce qu'il fallait, c'était de la rentabilité. La croissance des peuplements s'est accélérée. Le bois d'œuvre n'était pas la priorité. Vous souvenez-vous de la tour du millénaire de Gedinne qui allait durer un siècle? Je les avais prévenus de la piètre qualité du bois. Deux ans ou à peine plus après la coûteuse édification de cette tour, on devait la démonter!
Et puis ce nouveau mode de plantation des arbres a envoyé les chevaux aux oubliettes, faute de travail pour eux. J’étais quasi le dernier à faire cela à 100% avec mes chevaux. Ceux qui les utilisent, et ils sont de plus en plus rares, sont mécanisés; les chevaux sont là comme appoint, de temps en temps.»

Quand on demande à M. Toutlemonde quels prénoms il a donnés à ses différents chevaux, il énumère: «Riquet, Tarzan, Amandine, Pierrot, Bella, Câline, Marquis et Marquise, Max, Annabelle et même Mouton tellement il était gentil, celui-là. C'était le plus lourd de mes chevaux avec ses 1 100 kg! Pour les noms, il y a une lettre par année; c'est comme ça qu'au stud-book, il y a beaucoup de fois les mêmes prénoms.»
Marquis a été sauvé par mon épouse
Un jour que Câline, une jument véritable crème et super-gentille, est morte en mettant bas, l'épouse d'Albert Toutlemonde a décidé de sauver le poulain au biberon: «Il fallait qu'elle se relève deux fois la nuit pour lui donner le gros biberon. Cela a duré un gros mois; puis elle l'a nourri au seau très tard et très tôt au matin. Elle a réussi à le sauver. On l'a baptisé Marquis. J'ai travaillé 15 ans avec lui au bois. Cela ne fait pas longtemps qu'il est parti. Quand il voyait ma femme dans la pâture, derrière chez nous, il imitait le bruit de la tétée au biberon. Il y avait un lien fort entre mon épouse et ce cheval qui savait ce qu'il lui devait. J'ai bien dû me résoudre à vendre le cheval quand il n'a plus pu travailler, mais en cachette de mon épouse qui voulait qu'on le garde. Elle a été très très fâchée quand elle a appris huit jours plus tard qu'un marchand était venu chercher Marquis.»
Riquet hennissait, comme s’il m’appelait
Albert Toutlemonde n'oubliera jamais Riquet, son premier cheval. Quand celui-ci n'a plus pu travailler au bois parce qu'il commençait à boiter, il a fallu s'en défaire: ordre du paternel. Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, Albert Toutlemonde en a encore gros sur la patate, comme il dit: «Je m'y suis opposé et j'ai conduit le cheval en pâture. Je l'ai "mis en vacances", pas loin de la ferme. Il y est resté toute une saison, puis il s'est mis à boiter de plus en plus et il maigrissait. Papa l'a alors vendu à un Monsieur Colot, à Acremont. J'ai dû le conduire moi-même avec la bétaillère. Cela a été une dure épreuve pour moi. M. Colot m'avait dit de le lier à l'écurie. Avant de remonter dans le camion, il me semblait que Riquet hennissait après moi, comme pour me dire de ne pas l'abandonner. On croit toujours qu'ils nous appellent. Qui sait? Peut-être que c'est parce qu'il était tout seul dans l'écurie?», termine Albert avec émotion.