L’insecticide que l’UE aurait dû refuser
Sulfoxaflor est le nom d’un insecticide très toxique pour les abeilles. Il a été autorisé par la Commission européenne cet été. Une décision qui aurait pu être influencée par un puissant lobby.
Publié le 28-10-2015 à 06h42
Si vous êtes apiculteur, vous savez que même en prenant toutes les mesures pour que vos ruches passent l’hiver, vous risquez de perdre 4 colonies d’abeilles sur 10 en février ou en mars, sans autres explications. Ce scénario existe déjà depuis une dizaine d’années, enregistré par le Cari (Centre apicole de recherche et d’information) chez bon nombre d’apiculteurs. Il risque bien de se répéter de plus en plus souvent selon Noa Simon, vétérinaire dans cette ASBL.
En cause, l'autorisation par les autorités européennes du Sulfoxaflor pendant une durée de deux ans. «À l'image des néonicotinoïdes interdits en Europe, cet insecticide agit sur le cerveau des abeilles, explique la spécialiste. Dès que l'abeille rentre en contact avec le nuage toxique provoqué par la pulvérisation, elle a de grandes chances de mourir.»
Cette toxicité a été également soulignée par l'Autorité européenne de sécurité alimentaire qui reconnaît «un haut risque pour les abeilles» une fois que le Sulfoxaflor est pulvérisé sur les champs.
Un autre argument qui apporte de l'eau au moulin des associations de protection des abeilles: le droit européen lui-même interdit ce genre de produit. Un règlement du Parlement européen et du Conseil datant de 2009 interdit en effet l'utilisation de produits phytopharamceutiques qui ont des «effets inacceptables aigus ou chroniques sur la survie et le développement des colonies, compte tenu des effets sur les larves d'abeille et le comportement des abeilles ». Or, c'est précisément de ces problèmes qu'il s'agit dans l'utilisation du Sulfoxaflor.
«Selon le droit européen, la société qui produit cet insecticide doit apporter les preuves de sa non-toxicité pour qu'il soit approuvé, note Noa Simon. Mais ici, Dow AgroChemicals n'a fourni qu'une série incomplète de tests. Ces évaluations ont démontré que le produit était toxique d'une part et tous les tests nécessaires n'ont pas été réalisés d'autre part. » La société a deux ans pour les fournir.
Le même scénario s’est produit aux États-Unis il y a deux ans. Là encore, le pesticide a été autorisé sans que la batterie de tests nécessaires n’ait été menée. Là encore, les associations d’apiculteurs et de protection de la nature sont montées au créneau. Elles ont eu gain de cause. Deux ans après la mise sur le marché de ce produit, la cour d’appel l’a interdit le 9 octobre dernier.
Chez nous aussi, les associations espèrent gagner cette bataille contre le géant industriel qu’est Dow AgroChemicals. Bee Life qui rassemble 13 associations nationales d’apiculteurs (dont le Cari) a écrit une lettre au commissaire européen à la santé et à la politique des consommateurs Vytenis Andriukaitis. Avec deux autres associations, le Pesticide Action Network Europe (PAN Europe) et l’association des apiculteurs italiens (UNAAPI), elles introduisent un recours auprès de la Cour européenne de justice.
Des initiatives citoyennes sont aussi mises en place, comme l’a fait l’association Pollinis qui a lancé une pétition et a déjà obtenu plus de 139 000 signatures. Elle espère en récolter 250 000 pour faire pression sur l’Union européenne.
Dow Europe, 5e plus gros lobby européen
Pourquoi l'Union européenne a-t-elle pris cette décision? Lobbying d'un côté et rejet d'une proposition du FN de l'autre.
Les sociétés de protection des abeilles pointent du doigt la Commission européenne mais aussi et surtout «les lobbies agrochimiques ». Concernant le Sulfoxaflor, c'est le lobby Dow Europe GmbH qui représente le géant américain Dow Chemical. La société est une multinationale qui fait partie des leaders dans le domaine de la fabrication et de la distribution de produits chimiques.
Son lobby est dans le Top 10 en termes d'argent investi pour faire pression sur les politiques. Ainsi, la société dépense entre 3,75 et 3,99 millions d'euros par an en lobbying dans l'Union européenne. Cette somme la propulse au 5e rang des plus gros lobbies européens selon l'organisation Transparency International.
La société est active dans bien d'autres domaines que celui des pesticides: électronique, construction ou agriculture. Il est donc difficile de faire le lien direct entre l'argent investi en lobbying et l'autorisation de l'utilisation du Sulfoxaflor. Mais «la question vaut la peine d'être posée », selon Pascal Gœrgen, professeur en lobbying européen à la Haute École Économique et Technique (Ephec). Il ajoute: «Ces sociétés payent leur bureau pour faire avancer leurs intérêts grâce à des études, des rencontres, de la communication… Mais la décision finale revient dans les mains des représentants européens. À eux de faire leur contre-lobbying.»
Un cordon sanitaire contre le FN
Le Parlement européen pouvait objecter cette décision. Mais le rejet de ce pesticide avait été introduit par une députée issue du Front National, Sylvie Goddyn. Les parlementaires ont préféré ne pas approuver cette objection car il venait d'un parti d'extrême droite.
La libérale Frédérique Ries, députée européenne, membre de la Commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire témoigne: « Depuis que le FN a créé son groupe politique au Parlement européen, ils ont une plus grande capacité d'action. Aujourd'hui, la question se pose: suit-on ou non le FN sur des questions comme celles-ci? Pour le Sulfoxaflor, les socialistes et le PPE ont préféré ne pas suivre le FN et ont rejeté le débat de fond. Personnellement, j'ai voté pour l'objection (NDLR: pour la proposition du FN) en me disant que ce n'était pas une question porteuse de l'idéologie d'extrême droite.»
Au final, la majorité des parlementaires n'ont pas émis d'objection à l'autorisation Sulfoxaflor. C'est donc la forme qui l'a emporté sur le fond, éclipsant la question de base et autorisant cette substance toxique pour les abeilles.