Le pèket durable wallon reste une petite goutte dans l’océan du spiritueux industriel: “Un apéritif violette ou cuberdon à 14,9 %, c’est pas du pèket”
Des litres de pèket vont s’écouler aux Fêtes de Wallonie 2023 à Namur. Mais peut-on appeler “pèket” ces sucreries au melon, à la violette, au spéculoos ou aux “couilles de singe”, assaisonnés de colorants et d’arômes artificiels ? En fait, pas du tout. Mais c’est quoi, alors, un pèket wallon ? Nous avons rencontré des producteurs engagés vers la durabilité. Alors que le gin est plus que jamais la star des bars à cocktails, ils ont forcément un grain.
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- Publié le 16-09-2023 à 09h30
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Betteraves ou pommes de terre à la racine de schnaps et autres eaux-de-vie, on connaît. Mais les campagnes hennuyères réservent des surprises aux amateurs de petites gouttes. Voire aux professionnels. “Un jour, un agriculteur est venu me voir. Il avait des tonnes de topinambours bios en trop après une rupture de contrat avec une chaîne de supermarchés”. Pierre Delcoigne, patron de la Distillerie de Biercée depuis 2019, est attablé sous les dizaines d’émaux de brasseries collectionnés sur les murs de l’ancienne grange reconvertie en resto à Ragnies, sur les hauteurs de Thuin. “J’me suis renseigné. Le topinambour, on l’appelle aussi 'artichaut de Jérusalem'. Et on l’a longtemps distillé. On a donc pressé le jus, comme avec les pommes. On l’a fermenté puis distillé, ici. Et enfin on l’a coupé pour obtenir une vodka”. Le spiritueux a obtenu plusieurs médailles, à Lyon, Francfort ou chez nous. “Elle a des arômes puissants, de thé blanc et jasmin. Dingue. On l’a appelée Utopie”.
Cette vodka est la preuve qu’il n’est plus utopique de distiller durable en Wallonie. À Ragnies, Pierre Delcoigne l’a bien compris. Dans son élégante bouteille pyramidale noire, son P’tit Peket se situe ainsi à des années-lumière des breuvages colorés que vous boirez lors des Fêtes de Wallonie. “C’est un alcool de grains, avec une petite touche de baies de genévrier. Comme pour nos bières de la Brasserie des Légendes, on utilise des céréales de la région de Mons et Tournai”. Avec ces céréales est brassée une bière sans houblon. Elle est ensuite distillée à Ragnies pour obtenir le “vin de malt”. “C’est le 'moutwijn'. Il compose obligatoirement la recette du pèket wallon”. L’appellation est contrôlée depuis 2019. Le moutwijn doit s’élever à minimum 1,5 % du produit fini, qui chiffre minimum 30 % d’alcool. “C’est lui qui donne les arômes de grain au pèket, renforcé par une distillation à bas degré. Nous, on la limite à 50 ou 60 degrés. En produisant local, on pourrait même imaginer des cépages comme pour le vin. Les Écossais l’ont compris avec leurs whiskys”. Dans une belle bouteille en grès comme celle du Peket dè Houyeu, distillé à Ragnies pour la confrérie des anciens mineurs liégeois, “plus chargé en 'moutwijn', moins en genévrier”, ça aurait de la gueule.

En produisant local, on pourrait même imaginer des cépages comme pour le vin. Les Écossais l'ont compris avec leurs whiskys.

Seigle du plateau de Herve
L’Atelier Constant Berger, à Battice, combine pressoir pour les fruits hautes tiges du plateau hervien à une cidrerie et une microdistillerie. Cette jeune entreprise, loin de volumes de son aînée hennuyère, mise depuis sa naissance sur le local et le durable. Vu l’histoire familiale d’Adeline Constant, cofondatrice, on ne s’étonne pas de retrouver du genièvre dans une gamme où se dégustent aussi des eaux-de-vie de prune, coing et cidre. “Chez moi, on produit le pèket depuis 6 générations”, confie la Liégeoise dans le vacarme de son atelier. Depuis 2020, le duo qu’elle forme avec Léandre Berger distille son “moutwijn” à base d’une “cervoise”, bière sans houblon comme chez Biercée donc, brassée par les copains de la Brasserie Coopérative Liégeoise, qui produit aussi la Badjawe. “Pour nous, ils brassent de l’orge et du seigle. Ce dernier vient du plateau de Herve”. Écolé à l’ancienne à Hasselt, Léandre y ajoute son distillat de baies de genévrier maison.
Autre optique à Verlaine, où Michel Bouillon produit depuis 2019 le seul pèket bio de Wallonie. Le Liégeois ne distille pas : il se définit comme “liquoriste”. Il assemble donc son eau-de-vie en mélangeant de l’alcool pur à 96 % à de l’eau. Il ajoute aussi le distillat, le “moutwijn”, les baies de genévrier et des épices. “J’ai produit ce pèket bio pour répondre à la mode des gins dans la région. Je suis Liégeois. Je voulais d’abord un pèket. Le Liégeois aussi a droit à son alcool local”. Car au final, qu’est-ce qu’un pèket sinon un ancêtre du gin anglais, aujourd’hui si populaire ? “Les Anglais ont découvert le genièvre en Belgique et aux Pays-Bas durant les guerres”, rappelle en effet Pierre Delcoigne. “Et à l’origine, leur gin avait moins bonne réputation que nos genièvres”. Pour son M∙Pek 35 bio, Michel Bouillon utilise un alcool de grain néerlandais. “Plus personne ne distille du 96 % en Belgique, a fortiori bio. Il faut se tourner vers la France, la Hollande, l’Italie. Je suis allé au plus près”.

Orge VS escourgeon
Deux explications à ce manque : “pour être rentable, il faut distiller à gros volume”, assure le fondateur de M∙Pek. “Il faut donc beaucoup de céréales”. Ce qui n’est pas si simple en Belgique, où l’orge de brasserie a moins de rendement à l’hectare que son pendant destiné à l’alimentation bovine, l’escourgeon. Dans son plan de développement stratégique 2017-2027, le Collège des Producteurs wallon calcule le rendement de l’orge d’hiver à 9 tonnes par hectare, pour 6,5 à l’orge de brasserie, l’orge de printemps. “La Belgique est le 3e producteur mondial de malt d’orge”, pose Pierre Delcoigne à la Distillerie de Biercée. “Les malteries sont dans le port d’Anvers. L’orge arrive d’Amérique ou d’ailleurs en Europe, est déchargée, maltée, et repart directement”. Ainsi, 98 % de l’orge maltée en Belgique est importée. Et selon les chiffres diffusés par l’État de l’Agriculture wallonne, l’orge de brassage comptait pour 611ha en 2020. Soit 2,1 % de la superficie plantée d’orge. Même pas un verre à pèket. “C’est aussi dû au fait que nos exploitations agricoles sont moins étendues : les haricots, la pomme de terre, la betterave, d’autres céréales comme le blé ou le maïs, sont privilégiés”. D’autant que les normes des brasseurs industriels belges, premiers acheteurs potentiels, sont drastiques pour assurer teneur de la mousse ou transparence de leurs bières.

Pour rompre avec cette connotation folklorique ou l'image des petites ratafias aromatisées, on a préféré l'appellation générique 'genièvre' au terme 'pékèt'.
Et puis, il faut bien l’avouer, le pèket se coltine une image de gnôle des anciens, de tord-boyaux de café de village. Ou alors de “grenadine” récréative pour les fêtes populaires comme le 15 août en Outremeuse ou les Wallos à Namur. Dans ce bar à cocktail branché de Bruxelles, on nous glisse que “le pèket est trop sucré pour intervenir dans nos cocktails. Il n’est pas intéressant”. Ailleurs dans la capitale, un autre barman avoue qu’il n’a aucune bouteille dans son étagère. Et semble peu au fait que le pèket, c’est autre chose que ces shots sucrés fluorescents que les étudiants s’affonnent. Adeline Constant le regrette. “C’est pour rompre avec cette connotation folklorique ou l’image des petites ratafias aromatisées qu’on a préféré l’appellation générique 'genièvre' au terme 'pèket'”. Le genièvre à 40 % de l’Atelier Constant Berger se commercialise ainsi dans une jolie bouteille designée par les street-artistes Hell’o. “Plein de cocktails traditionnels se basent sur le genièvre. Parce qu’ils sont originaires de New Amsterdam. Et New Amsterdam, c’est l’actuelle New York”, relate la Batticienne. À Rotterdam ou Amsterdam, on connaît l’histoire de ses ancêtres partis au nouveau monde avec leurs bouteilles de terre cuite. De nouveaux mixologues y intègrent les “jenevers” à leurs créations. Chez nous, le gin reste la star. “Face à lui, le pèket est le parent pauvre. Comme notre saison hennuyère face à l’IPA dans la bière”, compare Pierre Delcoigne. “Les gins sont très savants, intègrent des coquelicots, des mandarines, des cerises, des épices… Mais le pèket, c’est la plus pure expression du gin. Grain et baie de genévrier. La majorité des mixologues le trouvent trop prononcé. Il faudrait pourtant le tester avec un bon tonic”.
Fleurs de souci
Au Modern Alchemist, à Saint-Gilles, on glisse qu'” en 5 ans d’existence, on ne nous a jamais demandé un cocktail au pèket”. Mais l’adresse bruxelloise propose tout de même un cocktail à base du genièvre Atelier Constant Berger. Émane du petit verre tulipe un prononcé parfum floral, un peu épicé. “On mixe le genièvre à un cordial de fleurs de souci et du vermouth sec de riesling. Le genièvre apporte ses arômes et un côté plus sec à la rondeur des autres ingrédients”, s’ouvre Benjamin Deniel dans son tablier en cuir. C’est aussi la démarche durable des artisans liégeois qui séduit les mixologues. “Ils produisent de l’hyper-qualitatif. Comme dans leurs eaux-de-vie avec de vieilles variétés de fruits bios et locaux. En plus, ils nous le proposent en vrac. C’est génial, parce qu’on jette énormément de contenants”, savoure le spécialiste. “On plaide auprès des producteurs pour qu’ils livrent des bidons de 20 litres : c’est plus léger dans le transport et génère donc moins de CO2, ça se stocke mieux en cave, ça ne génère pas de déchet”. Vu comme “une alternative au gin” effectivement très demandé, le produit pèche cependant par “un prix relativement élevé”, relève le collègue Sébastien Bourdain. “Impossible de rivaliser avec les gins, moins chers pour une qualité égale”.

On mixe le genièvre à un cordial de fleurs de souci et du vermouth sec. Il apporte ses arômes et un côté plus sec à la rondeur des autres ingrédients.

Michel Bouillon s’est fait une raison, lui qui produit aussi des liqueurs fruitées à base de pèket. “Le consommateur, il regarde le prix. Il ignore qu’un apéritif violette ou cuberdon à 14,9 %, ce n’est pas du pèket. Et le revendeur des Fêtes de Wallonie, il veut des offres de 5 bouteilles + 1 gratuite pour maximiser sa marge. Les industriels, eux, cherchent le profit avant tout, ils aromatisent artificiellement, ajoutent du sucre, des colorants”. À la Distillerie de Biercée, on abonde : “ces alcools pas chers ne sont pas issus de distillation d’épices ou de fruits. À 10€ la bouteille, avec TVA, accises et marge du vendeur, je pense que les 70cl partent de l’usine à moins de 3€”. Comptez 30€ pour le P’tit Peket, 35 pour le Peket dè Houyeu, 40 pour le genièvre Atelier Constant Berger (50cl) et 30 pour le M∙Pek 35. Ça fait cher le blanc-coca. Michel Bouillon fait les gros yeux. “Mon pèket bio est un vrai produit du terroir, raffiné, qui ne sert pas aux mélanges. On le boit au restaurant, comme pousse-café”.

Les industriels, cherchent le profit avant tout, ils aromatisent artificiellement, ajoutent du sucre, des colorants.
