Quand les invendus alimentaires valent de l’or ?
Y a-t-il de la place pour tout le monde sur le marché des invendus alimentaires ? Aujourd’hui, l’aide alimentaire n’est plus la seule à compter sur les excédents des magasins. Une concurrence au détriment des plus démunis ?
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Publié le 20-03-2023 à 04h00 - Mis à jour le 20-03-2023 à 18h24
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Il y a un mois, les banques alimentaires alertaient: les bénéficiaires augmentent (+18%), les dons pas assez (+3%). Les surplus de l’industrie et de la grande distribution stagnent.
"Il y a aussi de la concurrence sur le marché", nous glissait un interlocuteur à l’époque. Et de faire écho aux initiatives privées, arrivées peu avant le Covid. Happy hours market, Foodello, Too Good to go,… toutes proposent, via leur application, de "lutter contre le gaspillage", soit en rachetant les invendus des magasins ou producteurs pour les revendre à bas prix ; soit en proposant aux magasins de vendre à bas coût leurs excédents dans des paniers le soir.
Si l’objectif est louable et le concept attire de plus en plus, l’associatif grince des dents. Car là où il avait le monopole, d’autres viennent désormais titiller le terrain des invendus. "C’est un business, réagit Jean-Claude Mantez de l’ASBL VIVReS (Namur) qui distribue des colis alimentaires aux associations. Pour nous, c’est 15% d’invendus en moins en un an. Une centaine de kg par jour. Je compte aussi là-dedans les magasins qui à partir d’une certaine heure, baissent les prix. Mais on ne va pas trop aboyer : ces initiatives représentent-elles tant que ça au final ?"
L’ASBL a été contactée par l’une de ces start-up. "Elle proposait de nous livrer des invendus… à 21 h 30. Or, ce sont des produits du jour, pas distribuables le lendemain."
Pour Frederick De Gryse, directeur de Vincent de Paul Belgium (colis alimentaires), "ces initiatives privées rajoutent de la difficulté à la difficulté. L’apport en vivres baisse et cela devient onéreux d’acheter des produits sur fonds propres".
"Dans la même galère"

La Fédération des banques alimentaires parle de "menace", sans pouvoir en jauger précisément l’impact: "il y en a un, c’est sûr. Les mêmes produits nous intéressent." Et de questionner le côté éthique: "leur but est lucratif".
Dominique Watteyne, qui gère deux frigos solidaires à Ixelles, soupire: "On est tous dans la même galère face à ces acteurs privés".
Mais elle différencie les modèles. "Les paniers Too Good to go, si ce sont les mêmes produits, ne représentent que de petites quantités – pour l’instant. L’argent est pour le magasin qui donne un pourcentage à l’appli. Ce n’est pas la même chose que de racheter des invendus – nos invendus – pour les revendre."
Notre interlocutrice vise Happy Hours Market. Le cas a fait l’objet d’une passe d’armes entre les associations et la start-up et même d’interpellations politiques (la start-up ayant reçu un financement). Dominique Watteyne perdra un partenariat avec un magasin durant un an. "Certains préfèrent augmenter leur colonne de ventes, même d’1 centime, plutôt que de donner."
Adrien Arial a travaillé à la Fédération des services sociaux (FdSS) sur l’approvisionnement des associations. "Il y a de plus en plus d’acteurs, dit-il. Plus d’associations mais aussi des acteurs privés qui valorisent les invendus en capital. Les associations n’arrivent plus à capter autant qu’avant."
Concurrence
Des acteurs privés se montrent "collaboratifs", concède Adrien Arial. "Ils nous préviennent en cas de paniers invendus. D’autres, pour se vendre, disent qu’ils fournissent les associations. Mais en réalité, ils ont récupéré plus de magasins et exclu plus d’associations qu’ils n’en ont aidées. Pour eux, le social est un outil d’ajustement."
Et les magasins ? "Ils font souvent les deux. Parfois le don passe après, des gérants se disant qu’une entreprise sera plus sérieuse pour la récolte."
Le rapport d’évaluation de la stratégie "Good Food" du gouvernement bruxellois (2016-2020) décrit un "risque de concurrence" entre l’aide alimentaire et les initiatives de vente: "tout le monde s’oriente vers les gros flux de dons, plus faciles à saisir". Et la concurrence se fait plus ressentir à Bruxelles qu’en Wallonie, dit Adrien Arial. "Une commune wallonne aura souvent plus de magasins que d’associations. À Saint-Gilles, il y a 6 associations pour 2 magasins exploitables. Et Bruxelles est le terrain d’expérimentation de ces applications. La population est étudiante, jeune et connectée."
D’ailleurs, dit Jean-Claude Mantez (VIVReS), "ces applications ne profitent pas aux plus démunis, car même à 50%, ils ne savent pas se le permettre." Et puis, il y a la barrière digitale, note Frederick De Gryse.
Zéro-gaspi
L’associatif craint pour l’avenir. Ces acteurs privés vont continuer à se développer, assure Adrien Arial. "Ne fût-ce qu’en raison du cadre européen zéro gaspillage pour 2030."
Ces appli viennent des pays scandinaves. "Là-bas, l’impact est moins néfaste car l’aide alimentaire moins importante . En France, où c’est le contraire, il y a 40 start-up. Un rapport démontre l’impact négatif pour l’approvisionnement de l’aide."
De la place pour tous ? "En théorie oui mais en pratique, ce n’est pas le cas. L’associatif et le privé doivent discuter. Le frais de la grande distribution doit rester pour l’associatif, pour une raison logistique: on n’a pas beaucoup de solutions d’approvisionnement, ni de soutien financier. Les agriculteurs, l’horeca,… que l’associatif n’arrive pas à capter, ce serait idéal pour les start-up."
Pour Adrien Arial, la situation interroge la dépendance aux invendus et pousse l’associatif à la créativité. "On réfléchit à un projet de congélation de viande avec une enseigne."
Le terrain plaide pour des incitants fiscaux. Si les supermarchés peuvent récupérer la TVA (6%) sur les dons, "en France, ils récupèrent 33% en dédommagement pour les stocks mobilisés, note Dominique Watteyne. Un Louis Delhaize nous a refusé ses invendus: “je suis indépendant, pas le temps de faire des listes TVA !” Tant que ce sera 6%, ça n’ira pas."
Et Adrien Arial d’ajouter: "il peut être plus intéressant pour un gérant de détruire ou de revendre à bas prix que de donner. En Flandre, il y a des primes pour la biométhanisation, etc."
Le secteur demande une aide structurelle: "L’État délègue sa responsabilité à des bénévoles", pointe Frederick De Gryse. Et Adrien Arial de conclure: "Si 8 associations récoltent 1 200 tonnes par an, en comptant 5 € du kilo, c’est une enveloppe de 6 millions€ à prévoir si l’associatif perd ces invendus."