Violences conjugales: « Ces hommes sont violents parce qu’on les autorise aussi à l’être »
Comment en arrive-t-on là ? Comment peut-on battre la femme que l’on aime ? Le journaliste français Mathieu Palain est allé à la rencontre de ces hommes condamnés pour violence conjugale. Peuvent-ils changer ?
Publié le 08-02-2023 à 06h00 - Mis à jour le 08-02-2023 à 11h57
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Il y a Morcine, Ludovic, Kader, Franck. Tous ont été condamnés en France pour violences conjugales. Mathieu Palain est journaliste. Pendant 4 ans, il est allé à la rencontre de ces hommes, dans des groupes de parole où chacun partage son vécu, son histoire.
Il couche dans son nouveau livre Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents, la parole de ces hommes, la justification de leur geste – parfois si banale que cela en devient terrifiant.
Aux témoignages bruts de ces hommes, se confronte le récit des femmes victimes. Un ping-pong complexe, qui déconstruit au passage quelques idées reçues.
Les violences conjugales existent depuis toujours. Pourquoi vous y intéresser maintenant ?

Je n’avais jamais écrit une ligne sur le sujet. Quand en 2018, MeToo prend de l’ampleur, quand d’un coup toutes ces femmes crient que ce monde ne leur convient pas, je suis interpellé. J’ai interrogé ma copine, mes sœurs, ma mère… Elles avaient toutes des histoires à raconter, de l’ordre de l’agression ou de la tentative de viol. Au même moment, j’ai l’opportunité d’intégrer un groupe de parole pour hommes violents. J’allais faire entendre à la France cette phrase que j’avais l’impression ne jamais avoir entendue: “bonjour, je m’appelle Mathieu et je frappe ma femme”. Une phrase que je n’entendrai jamais ou presque.
Pourquoi enquêter du point de vue des auteurs ?
J’avais l’impression que cet angle de compréhension était manquant. Il fallait passer du temps avec ces mecs pour essayer de comprendre. Parce que pour moi c’était incompréhensible. Comment est-ce que tu peux tabasser la femme que tu aimes ? Mais si j’avais seulement été dans la tête de ces hommes, je pense que je n’aurais pas pu écrire ce livre. C’est parce que je vais de chaque côté du miroir que je parviens à équilibrer les choses, percevoir comment ça fonctionne. Parce qu’eux disent “je n’ai rien fait, c’est une menteuse”.
Vous aviez une vision biaisée de ces hommes violents ?
J’avais une vision complètement stéréotypée: des hommes qui ne me ressemblent pas, moins éduqués, moins intelligents, qui frappent leurs femmes parce qu’ils en ont envie. J’avais cette idée fausse de mecs qui pètent les plombs, poussés à bout. En fait, il ne s’agissait pas de savoir ce qui avait déclenché l’acte de violence. La violence était là, depuis longtemps.
Au fil des rencontres, vous vous apercevez que ces hommes, au fond, nous-vous ressemblent.
Il ne faut pas rester sur une vision manichéenne de l’auteur de violences qui est forcément un débile profond, méchant tout le temps. C’est aussi un mec qui nous ressemble, qu’on aime, qui fait partie de nos familles, très inséré dans la société, qui est membre d’un club sportif, qui peut être avocat, banquier, sympa, drôle, ET violent…
Ce ne sont pas des farfelus qui vivent dans la forêt, en attendant que quelqu’un passe devant leur terrier. Et c’est là toute la complexité.
Mais s’ils sont violents, c’est de la faute des femmes à les entendre.
Il y a un déni important. Et c’est lié à une évolution de la société. À une époque pas si lointaine, il était possible de dire: “c’est vrai, j’ai frappé ma femme et elle le méritait”. Aujourd’hui, ils n’en sont plus capables car il y a une honte sociale, parce que la norme a bougé. Le rapport de domination masculine est le cœur du livre. Pourquoi n’ai-je plus le droit de dominer ma femme ?
MeToo est passé par là ?
Oui. Il y a un mouvement de backlash inévitable à toute avancée, qui renforce les arguments de ces hommes: les femmes ont désormais le pouvoir. Mais cela renforce aussi leur honte par rapport à ce qu’ils ont fait. Et ce, parce que de plus en plus de femmes portent plainte, que les comportements sexistes des policiers dans la prise en charge des victimes sont décriés, etc.
Vous écrivez « Ce doit être difficile d’avoir si peur des femmes tout en voulant coucher avec ».
C’est une version distordue de la réalité que de penser que les femmes sont au pouvoir, qu’elles s’en servent et qu’elles veulent se venger. Ce sont avant tout des mecs paumés, qui ne comprennent plus la société. Ils ont grandi avec des stéréotypes bien ancrés: un homme ça ne pleure pas, ça doit être performant,… Ils ont l’impression d’avoir suivi le chemin qu’on leur a montré pour être un mec. Qui était grosso modo celui suivi par leur père. Et leur père n’a jamais eu de problème alors qu’il était violent, qu’il tabassait les mômes. Et là, on vient leur dire: vous allez changer !
Ces femmes sont violentées, et pourtant elles apportent du linge propre en prison à leur mari.
Il y a une inversion de la culpabilité. On aimerait que ce soit plus simple. Qu’elles partent illico, qu’elles ne reviennent pas. Mais c’est plus complexe. Souvent, ce sont des couples qui se sont créés parce qu’il y avait de l’amour. Il y a un phénomène d’emprise, mais elles ont aussi l’impression qu’ils peuvent changer. Après, certaines comprennent qu’elles sont en danger de mort et que la seule issue, c’est de partir. Cela dépend de leur histoire avec la violence.
Vous parlez de la violence comme d’un virus que l’on attrape.
Il n’y a pas de gène de la violence, mais par contre, si on accepte que c’est un comportement que l’on apprend, on l’apprend en y étant exposé. Si des enfants sont tabassés depuis l’enfance, confrontés à des scènes extrêmement dures, en grandissant, ils n’auront pas le même rapport à la violence qu’une famille dans laquelle on ne se crie jamais dessus, où le père ne traîne jamais la mère par les cheveux sur le parquet. Mais tout ne se joue pas là. Dans notre société, il y a un encouragement à la violence chez les petits garçons. On les place dans des cases qui les encouragent à dominer. Il y a peu de temps, l’homme était considéré dans les textes comme le "chef de famille". Même si ça change, cette situation continue de laisser des traces et de perdurer.
Est-ce qu’elle est plus insidieuse qu’avant cette violence ?
Elle était déjà cachée. Même si des mecs pouvaient dire “je la frappe”, on ne frappait pas sa femme en pleine rue. Ça a toujours relevé du cercle de l’intime. Sauf que pendant des années, l’État considérait que l’intime n’était pas de son ressort. L’inceste, la violence conjugale ? Pas pour lui. Mais grâce aux mouvements féministes qui ont mis sur la table ces sujets gravissimes, on commence à condamner.
Est-ce que ces hommes violents sont récupérables ?
Oui. Pas tous. Dire qu’un mec de 60 ans, qui frappait sa femme 10 fois par jour, va changer du tout au tout, c’est un peu croire au Père Noël. Par contre, envisager un avenir avec des mecs qui ne soient plus ultra-dominateurs, asseyant leur autorité par la violence, c’est possible mais ça nous concerne tous. Car ces mecs sont violents parce qu’on les autorise aussi à l’être, via les stéréotypes qui enferment les petits garçons dans des rôles de dominateurs, et les filles dans des rôles de soumises souriantes.
Que faire de ces hommes ?
La sanction est nécessaire à la prise de conscience. Et ces groupes de parole, s’ils ne vont pas tout résoudre, sont utiles car ils plantent une graine: c’est un moment où on se pose, on parle d’égalité, de sa violence, à quel point elle impacte ses gosses. S’il faut protéger les femmes, il faut accompagner ces hommes.
Est-ce qu’on en fait assez ?
Non parce qu’on disait encore récemment “je ne vais pas dépenser de l’argent pour des bourreaux, alors qu’on me critique de ne pas dépenser assez d’argent pour les victimes”. Mais à partir du moment où on ne leur met pas une balle dans la tête, c’est qu’on estime qu’ils ont vocation à réintégrer la société. Si on les met en prison, si on les laisse avec leur haine contre leur femme. la juge, etc. il y a toutes les chances pour qu’ils récidivent. Souvent condamnés à de courtes peines, ils vont dans des maisons d’arrêt surpeuplées, enfermés 22 h/24, sans accès au sport, à la psy… ils ne peuvent ressortir qu’avec la rage au ventre.
Que doit-on faire pour endiguer la violence conjugale ?
Le système d’éducation doit être repensé. Il faut mettre le paquet sur la génération qui vient.
Écrire ce livre en tant qu’homme, ça vous fait quoi ?
Par sincérité pour les lecteurs, je raconte qu’à 18 ans, j’embrasse une fille de force parce que je vois très bien que, si j’étais amoureux d’elle, elle, elle ne m’aimait plus. Le passage à l’acte violent est toujours lié à cela, à ce sentiment d’être abandonné… Ce livre est aussi une prise de conscience personnelle.
Peut-il amener à réfléchir ?
J’aimerais amener les gens à ne pas systématiquement considérer l’autre comme un étranger qui ne nous ressemble pas. Ces mecs violents, s’ils sont nombreux – 1 million en France (220 000 femmes déclarent être victimes, 80% ne portent pas plainte) – c’est parce qu’ils nous ressemblent.