Face au risque de black-out, le nucléaire a toujours été la seule option
Par trois fois, l’exécutif fédéral belge a choisi de prolonger la durée de vie de certains de ses réacteurs. La faute au manque de solutions alternatives et donc d’anticipation à cette sortie.
Publié le 13-01-2023 à 05h55 - Mis à jour le 13-01-2023 à 09h51
À chaque fois que le gouvernement a décidé d’activer l’article 9 – contenant la clause de force majeure – de la loi de sortie de 2003, c’est la menace pesant sur la sécurité d’approvisionnement en énergie du pays qui fut brandie pour justifier la prolongation de l’un ou de plusieurs de ses réacteurs nucléaires de puissance.
Une menace soudainement imminente
Ainsi, dans une note d’orientation baptisée "Le système électrique belge à la croisée des chemins : une nouvelle politique énergétique pour réussir la transition" remise au Premier ministre le 27 juin 2012, Melchior Wathelet, alors secrétaire d’État à l’Environnement et à l’Énergie dans le gouvernement Di Rupo, écrit : "Plusieurs études récentes (Rapport du groupe GEMIX de septembre 2009, études de la CREG de juin 2011 et d’octobre 2011) ont mis en évidence des difficultés potentielles pour le système électrique belge (interconnexions y compris) de couvrir à tout moment la demande d’électricité, particulièrement lors des pics de consommations. […] Sur la période 2012-2017, les capacités installées en Belgique ne permettent pas de couvrir la demande de pointe à partir de 2014, voire 2013 en cas de croissance de la demande. Le manque se renforce année après année jusqu’à une fourchette de 2500 à 4500 MW en 2017. […] À l’exception d’un scénario supposant une baisse de la demande d’électricité de 1% par an entre 2012 et 2017, la sécurité d’approvisionnement ne peut pas être garantie sur toute la période 2012-2017, même en prenant en compte la production renouvelable et les importations ".
La note précise en outre que "la construction de nouvelles capacités de production ou de stockage, le développement des interconnexions, la mise en œuvre d’outils significatifs de gestion de la demande, etc., sont des développements qui demandent plusieurs années avant de fournir leurs premiers effets. […] D’ici à 2015-2017, on ne peut donc, pour réduire significativement le risque en matière de sécurité d’approvisionnement, qu’agir sur les capacités déjà installées et sur les projets qui sont dans un stade d’avancement suffisant ".

Le nucléaire, faute d’alternatives
C’est sur cette base que le gouvernement fédéral décide, via la loi du 18 décembre 2013, de prolonger la durée de vie de Tihange 1 de dix ans, et de reporter ainsi la date de désactivation du réacteur concerné au 1er octobre 2025.
"Il nous fallait à ce moment-là 1 GW de nucléaire pour garantir la sécurité d’approvisionnement à l’hiver 2015, nous explique sous le couvert de l’anonymat l’une des chevilles ouvrières de cette prolongation. À ce moment, nous n’avions donc besoin de prolonger qu’un seul réacteur."
Trois mois plus tard, le 12 mars 2014, une convention actant cette prolongation est signée entre d’une part l’État belge et d’autre part les exploitants du réacteur concerné (à cette époque : GDF Suez, EDF France, Electrabel et EDF Luminus).
Rebelote quelques mois plus tard : fraîchement nommé au poste de Premier ministre – dans un gouvernement composé de partis (MR, Open VLD, N-VA et CD&V) favorables au nucléaire –, le libéral Charles Michel confirme du bout des lèvres le scénario de sortie, mais déclare devant les parlementaires le 11 octobre 2014 que "face au risque de black-out, nous prendrons toutes les mesures pour garantir autant que possible la sécurité d’approvisionnement. Ensuite, notre vision d’avenir se traduira en un pacte énergétique".
Dans l’accord ayant scellé la coalition dont Michel prend à ce moment la tête, on peut ainsi lire : "Dans le cadre de la sécurité d’approvisionnement, une initiative législative sera prise incluant deux éléments : la prolongation des unités nucléaires Doel 1 et 2, moyennant l’accord de l’AFCN et de l’exploitant, respectivement jusqu’au 31 mars 2015 et au 31 mars 2016 ; la durée d’exploitation de ces réacteurs ne dépassera pas 2025."
Assise entre deux chaises
Ayant hérité du portefeuille de l’Énergie, Marie-Christine Marghem présente alors dans la foulée de cette annonce une note d’orientation, laquelle vise à modifier, une nouvelle fois donc, la loi du 31 janvier 2003.
"Il y avait en effet cette volonté d’assurer la sécurité d’approvisionnement, commente aujourd’hui l’ex-ministre. Mais surtout, ma conviction était que l’on ne pouvait pas se passer de nucléaire. Comment suis-je arrivée à cette conclusion ? La première chose que j’ai faite lorsque je suis arrivée comme ministre, c’est prendre connaissance des études qui avaient été réalisées sur le sujet. Et toutes conduisaient à la nécessaire prolongation du nucléaire (lire ci-contre). La situation de la Belgique, qui n’a pas la côte de la Norvège, avec un relief qui n’est pas celui de l’Autriche, fait que vous ne pouvez pas ne pas vouloir continuer à développer le nucléaire, pour pouvoir continuer à prolonger la chaîne de valeur et implémenter la nouvelle technologie nucléaire."

Pourtant, durant tout son mandat, Marie-Christine Marghem n’aura de cesse de répéter qu’elle confirme le scénario de sortie. "Mais parce que je devais chanter la liturgie de l’accord de gouvernement ! En ce qui me concerne, j’avais acquis la conviction que la sortie du nucléaire était à la fois impossible sur le long terme et dangereuse sur le court et le moyen terme."
Adoptée en juin 2015, le 28 exactement, la loi de Marghem concrétise alors cette volonté de prolonger Doel 1 et Doel 2, repoussant de facto leur date de désactivation au 15 février 2025 (Doel 1) et au 1er décembre 2025 (Doel 2).
Le même laïus en 2022
S’ils sont moins convaincus par ce scénario, c’est toutefois de nouveau la menace qui pèse sur la sécurité d’approvisionnement du pays qui est brandie le 18 mars 2022 par le Premier Alexander De Croo et la ministre de l’Énergie Tinne Van der Straeten pour justifier le virage à 180 degrés que vient d’opérer leur gouvernement, la Vivaldi, annonçant sa volonté de prolonger cette fois Doel 4 et Tihange 3.
Une menace déjà identifiée en 2007
Au moment de justifier la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, Alexander De Croo soulignait : "Trop longtemps, notre pays a manqué d’une vision en matière de politique énergétique". De fait.
À moyen et long terme
Instituée par arrêté royal le 6 décembre 2005, une commission d’analyse de la politique énergétique belge à l’horizon 2030 (baptisée "Commission Énergie 2030") devait pourtant élaborer un rapport présentant les choix stratégiques de celle-ci à moyen et long terme. Rendu au ministre Marc Verwilghen (Open VLD), en charge de l’Énergie, en 2007, ce rapport préconise de garder l’option nucléaire ouverte, confirmant ainsi les conclusions déjà rendues en octobre 2000 par la "Commission Ampere". Et va plus loin encore : il recommande d’investir dans une unité nucléaire supplémentaire de 1,7 GWe. "Mais c’est parce que cette commission était pilotée par le professeur William D’Haesseleer, l’un des plus fervents défenseurs du nucléaire de l’époque", grince un observateur initié.
En réalité, le rapport de cette commission base ses recommandations sur, notamment, la nature des alternatives crédibles au nucléaire qui existent à cette époque : le gaz et le charbon – censés couvrir 75% de la production d’électricité dans le scénario de sortie totale en 2025.
Une autre étude, commandée cette fois par le ministre de l’Environnement, Bruno Tobback (SP.A), confirme par ailleurs l’intérêt d’un scénario avec nucléaire au-delà de 2025, mettant en évidence l’incompatibilité d’une sortie complète avec les règles du Protocole de Kyoto, entré en vigueur deux ans plus tôt, lequel vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Mais à court terme aussi
Dans le même temps, et à plus court terme, un rapport de la CREG publié le 1er octobre 2007 alerte le ministre Verwilghen d’un possible risque en matière de sécurité d’approvisionnement à plus court terme. "L’étude attire l’attention sur le risque accru dans les années à venir de ne plus pouvoir couvrir en permanence toute la demande belge d’électricité, en raison du manque de capacité de production d’électricité auquel la Belgique risque d’être confrontée", peut-on lire dans le rapport annuel émis par le gendarme du secteur. "À titre d’exemple, dans le scénario principal, l’étude prévoit pour 2012 un besoin en capacités supplémentaires de production de 2.000 MW en unités de base". Soit trois ans avant la mise à l’arrêt des trois premiers réacteurs nucléaires.
Chargé d’expédier les affaires courantes depuis le mois de juin, le gouvernement Verhofstadt II, au sein duquel siègent les ministres Verwilghen et Tobback, ne donne pas de suite à ces trois études – pas plus que Verhofstadt III, gouvernement intérimaire installé dans l’attente d’un nouvel accord de majorité.
Il faut attendre mars de l’année suivante et la mise en place d’une nouvelle majorité pilotée par le CD&V Yves Leterme, avec Paul Magnette au portefeuille de l’Énergie, pour assister à leur prise en considération.