Chodiev Vs. Gilkinet, sur fond de «Kazakhgate» : un arrêt qui ébrèche l’immunité des députés
Dans un arrêt rendu le 22 novembre 2022, la Cour de cassation a confirmé le jugement rendu le 28 janvier 2021 par la Cour d’appel de Liège et condamne Georges Gilkinet à verser un euro symbolique au milliardaire Patokh Chodiev : une décision qui inquiète le constitutionnaliste Marc Uyttendaele.
Publié le 05-01-2023 à 16h00 - Mis à jour le 05-01-2023 à 16h21
C’est l’histoire d’un parlementaire qui, en fin de compte, ne pouvait pas dire tout ce qu’il voulait.
En mai 2017, Georges Gilkinet, alors membre proactif de la commission d’enquête parlementaire baptisée "Kazakhgate", reçoit une citation à comparaître devant le tribunal civil. Ce qui lui est reproché ? " Des déclarations partisanes, des propos désobligeants, injurieux". Ces mots sont ceux de Me Jongen, l’un des avocats de l’homme d’affaires Patokh Chodiev, personnage central de l’enquête parlementaire et accusé par le député dans plusieurs articles de presse d’avoir utilisé sa puissance financière pour corrompre les pouvoirs qui composent l’État belge et des organes essentiels dans une démocratie.
Responsabilité
" Les déclarations d’un parlementaire à la presse relèvent de l’exercice du travail parlementaire quand ils sont en lien avec les déclarations faites dans le cadre des débats", rétorque alors l’avocat du député, Me Renders, basant sa défense sur l’article 58 de la Constitution qui stipule qu’aucun parlementaire "ne peut être poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions et votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions".
Le clan Chodiev conteste cet argumentaire, estimant que les propos tenus dans la presse par Gilkinet sortent du cadre parlementaire et qu’ils ne sont dès lors plus couverts par l’article 58 en question.
Ils en appellent alors au respect de l’article 1382 du Code civil, lequel fonde le principe de responsabilité.
Le 19 juin 2019, le tribunal de première instance de Namur tranche en faveur de la partie défenderesse : Gilkinet ne doit rien payer. Pas d’accord avec ce jugement, le conseil de Patokh Chodiev fait appel. Et le 28 janvier 2021, la Cour d’appel de Liège lui donne cette fois raison en invalidant le jugement rendu en première instance et condamne donc le député à verser l’euro symbolique réclamé.
«Justice souveraine»
Georges Gilkinet et ses avocats s’étaient alors pourvus en cassation. Mais dans un arrêt du 22 novembre dernier, la Cour a confirmé le jugement rendu par la Cour d’appel.

Pour Me Vanderveeren, l’un des avocats de Patokh Chodiev, il s’agit là d’une "décision majeure" qui "vient rétablir les faits", souligne-t-il cette semaine auprès de l’agence Belga. "Elle démontre que la justice belge demeure indépendante et souveraine, fondant ses décisions sur le droit. Cette décision démontre enfin que le respect du droit s’impose à tous les citoyens, y compris aux responsables politiques de premier plan."
Et si le ministre a indiqué pour sa part, par voie de son cabinet, "prendre acte " de la décision, les constitutionnalistes, eux, s’inquiètent de celle-ci, pointant une "conception très restrictive" de l’immunité parlementaire et d’un article constitutionnel qu’il conviendrait de moderniser.
«Lorsque l’on muselle un parlementaire, c’est la voix des électeurs que l’on muselle»

Pour le spécialiste en droit constitutionnel Marc Uyttendaele, le jugement rendu par la Cour de cassation est un très mauvais signal envoyé à la démocratie et au système parlementaire.
"La position de la Cour de cassation réduit, de manière assez claire, la protection dont bénéficient les parlementaires ", analyse-t-il. Avant de souffler d’un ton plus cynique : "Mais bon, quand il s’agit de droit constitutionnel, la Cour de cassation a tendance à faire un peu n’importe quoi !"
Modernité
Le principal grief affiché par le constitutionnaliste réside dans le manque de modernisme de la décision prise par la Cour.
"L’ensemble de la doctrine avait salué le verdict rendu en première instance, car il établissait une modernisation du régime de protection des parlementaires, au regard de l’évolution de la société et du débat public", rappelle-t-il, tout en évoquant les origines du principe : "L’idée du constituant était de doter le parlementaire d’une protection absolue lorsqu’il se trouve dans l’exercice de ses fonctions ".
Or, lors de la rédaction du texte, soit en 1831, le débat parlementaire prenait pour ainsi dire exclusivement place dans les cénacles décisionnels du Sénat et de la Chambre des représentants. "Mais dans le monde moderne, le débat public s’est ouvert vers d’autres canaux, comme la presse ou les réseaux sociaux. Or, dans le cas présent, les propos tenus par Monsieur Gilkinet dans la presse reflétaient manifestement ceux tenus en commission parlementaire", estime encore Marc Uyttendaele.
La démocratie «muselée»
Au-delà de l’affaire que concerne l’arrêt ici rendu, le constitutionnaliste pointe " le mauvais coup porté à la démocratie " par la Cour de cassation "en adoptant une conception très restrictive de la protection absolue des parlementaires".
Et de rappeler que "lorsque l’on muselle un parlementaire, c’est la voix des électeurs que l’on muselle. L’immunité fait partie intégrante du régime parlementaire. Chaque fois que l’on porte atteinte à un droit des parlementaires, on porte atteinte à la démocratie".