Succès des brocantes: «Vendre pour remplir le frigo»
Face à l’inflation ou la crise climatique, la seconde main cartonne. Reportage dans une de ces brocantes nouvelle génération.
Publié le 25-06-2022 à 07h00 - Mis à jour le 25-06-2022 à 08h42
Dans la vitrine, Evelyne dispose ses bijoux et appose ses étiquettes. Cette habitante de Sprimont vend depuis l’an dernier chez Brocant’On à Aywaille, un concept de brocante nouvelle génération. Dans le bâtiment de 1300 m2, 384 étagères, 70emplacements au sol, quelques vitrines pour les objets de valeur et des « espaces » dressing peuvent être loués chaque mois.
"Ce sont des choses qui traînent dans mes armoires, justifie Evelyne, en train d’agencer sa vitrine, qu’elle loue 15 à 30 € par mois. Je ne travaille plus et c’est une petite rentrée d’argent. Mais surtout, je ne jette pas."
Evelyne est une adepte du concept. "J’ai fait des brocantes en rue mais c’est contraignant. On est tributaire du temps, on y passe la journée…"
Convaincue des avantages de la brocante couverte permanente, Evelyne est sur liste d’attente pour un dressing: 20 vêtements qu’elle pourra vendre… dès septembre.
Car Brocant’On ne désemplit pas. À la manœuvre, Éric Jadot (62 ans) et son fils Adrien (24 ans). Le magasin d’Aywaille est né en octobre 2020 mais c’est en 2018 que père et fils lancent le premier Brocant’On à Marche-en-Famenne. Le succès est immédiat. Aujourd’hui, ils sont à la tête de trois magasins – le dernier a ouvert à Bastogne en avril 2021 –, et songent déjà à la possibilité d’un quatrième.
Ici, ils disposent leurs marchandises, les renouvellent quelques fois et puis c’est tout.
Leur inspiration, c’est en Finlande qu’ils l’ont trouvée. "On donne aux personnes privées un espace de vente pour ne pas jeter, valoriser et vendre sous le couvert d’une organisation, explique Éric Jadot qui déambule entre les étagères de bibelots. Les gens se fatiguent des marketplaces et de Vinted. Cela prend du temps, de l’énergie et il y a des arnaques. Ici, ils disposent leurs marchandises, les renouvellent quelques fois et puis c’est tout."
Après deux mois de location, il s’agira de laisser sa place. "C’est un concept collaboratif et solidaire" , dit Éric Jadot, ex-commercial.
Du Tupperware au tableau

Sur les étagères de Brocant’On, le Tupperware côtoie le tableau ancien, la théière et la BD. La marchandise est hétéroclite, à l’image des vendeurs, assure Éric Jadot. "De l’avocat au chômeur, on a de tout, dit-il. La vente en seconde main n’est plus taboue. Et si la brocante reste une activité mercantile, elle est aussi stimulée aujourd’hui par une certaine conscience écologique."
Éric Jadot se targue également d’un rôle social: "Il y a des gens qui vendent ici pour remplir leur frigo. La vie est de plus en plus chère pour tout le monde et la brocante permet d’arrondir ses fins de mois."
Brocant’On met un point d’honneur à préserver l’anonymat de ses vendeurs. "Parce qu’il y a parfois des histoires d’héritage. Mais il s’agit aussi de protéger le magasin pour éviter les courts-circuits entre vendeurs et acheteurs."
25% de la vente
Sur chaque produit, une étiquette avec le prix décidé par le vendeur et un QR Code qui lui permet de suivre l’état de ses ventes sur son téléphone.
"Ils ont leur boutique dans notre boutique. Tout le monde a intérêt à bien faire" , note Éric Jadot, qui n’hésite pas à donner des conseils sur la façon d’achalander, d’étiqueter, etc.
Brocant’On prend 25% de la vente. Le vendeur, lui, reçoit ses gains par virement à la fin du mois de location.
En avril dernier, plus de 13300 articles ont été vendus à Aywaille, pour 66000 €.
Si des centaines de milliers de produits sont désormais vendus chaque année par Brocant’On, c’est que la seconde main attire de plus en plus.
Dans les allées, Luka, 18ans, se promène. "J’aime les vieux objets. J’ai ça dans le sang. Mon grand-père tenait une brocante.Je me sens aussi concerné par l’écologie: c’est bien de donner une seconde vie aux choses."
La seconde main a pris de l’ampleur, sinon je n’existerais pas!
Des antiquaires aux acheteurs compulsifs, en passant par les amateurs de vintage et ceux qui visent le moins cher, la clientèle est diversifiée.
Avec 700déposants journaliers, Brocant’On s’est fait un nom. Un "concept novateur" en Belgique qui a d’ailleurs fait des petits depuis. "La seconde main a pris de l’ampleur, sinon je n’existerais pas, assure Éric Jadot. On vit dans une société qui a énormément consommé. Ce qui a provoqué des stocks inertes chez les gens."
Pour le Marchois, l’occasion pourrait bel et bien concurrencer le commerce traditionnel. "Des gens vont chez Action alors qu’ici, on a les mêmes produits, au même prix, mais plus qualitatifs!"

Seconde main: «Un phénomène durable, pas un effet de mode»
La vente en seconde main prend de l’ampleur.De quoi concurrencer le commerce traditionnel?
Yves De Rongé l’assure: "la seconde main touche de plus en plus de personnes. C’est une vraie filière et les brocantes en font partie".
Le professeur de l’UClouvain, titulaire d’une chaire sur l’économie circulaire avance: "Il y a une prise de conscience grandissante du changement climatique, de la rareté des ressources. Et l’économie circulaire est une solution. Mes étudiants ont conscience que la fast-fashion est un drame pour la planète."
Il y a aussi des raisons économiques au succès de la seconde main. "Surtout en cette période" , note Yves De Rongé. Le pouvoir d’achat est en berne et l’inflation atteindra 8,2% cette année.
Écolo-bobo
"La seconde main a par ailleurs ce côté “trendy”, explique le professeur. On veut montrer à travers son comportement d’achat ses valeurs, un style de vie un peu écolo-bobo."
Enfin, l’essor des brocantes ces derniers mois doit aussi à l’envie des gens de se retrouver, après des mois de pandémie.
D’après Comeos (la fédération belge du commerce), le marché de la seconde main (hors mobilité) en Belgique représentait un chiffre d’affaires annuel de 1,5 milliard€ en 2021. Avec en tête le matériel informatique, la mode, les meubles.L’an dernier, 49% des Belges ont au moins acheté une fois en seconde main.
La filière est en plein boom. Selon Comeos, l’occasion représente "déjà" 5% du marché total de la mode et pourrait peser bien plus dans un futur proche. Fin 2020, le Boston Consulting group estimait d’ailleurs que la seconde main dans la mode devrait croître de 15-20% par an d’ici 2025.
Yves De Rongé souligne à son tour que si l’économie circulaire ne représente actuellement que 9% de l’économie mondiale, elle croit fortement.
La seconde main pourrait-elle dès lors concurrencer le commerce traditionnel? "Souvenez-vous. Il y a d’abord eu l’e-commerce, rappelle le professeur. Forcé de se réinventer avec le Covid, on est déjà aujourd’hui face à un modèle commercial hybride entre vente virtuelle et physique."
Yves De Rongé pointe un autre basculement: celui de la vente vers la location. "Michelin loue ses pneus au km pour les poids lourds. Cela pousse du coup à produire durable ."
Concurrence?
Et puis, il y a la seconde main. Plutôt que de concurrence, Yves De Rongé parle de coexistence. "Voire même d’hybridation où le commerce traditionnel va lui-même ouvrir ses filières seconde main."
Et c’est déjà le cas. Ikea vend des meubles d’occasion, H&M recycle, Cora a son coin seconde main,… pour ne citer qu’eux.
Vrai sursaut ou greenwashing? "Un peu des deux, dit le professeur. Il y a un mouvement de fond dans la société. Ces enseignes n’ont pas le choix. Et les jeunes qui y bossent portent des valeurs. Le changement vient aussi de l’intérieur."
Pour Yves De Rongé, "la vente en seconde main va continuer de croître car les jeunes y sont sensibles". Si 20% des +65 ans ont acheté d’occasion en 2021, ils étaient trois fois plus chez les -54 ans.
"La seconde main est un phénomène durable, pas un effet de mode", atteste le professeur, qui met toutefois en gardecontre l’effet rebond: "la seconde main permet d’économiser et donc d’acheter plus derrière… Cela peut annihiler l’effet escompté" .
Et de renvoyer aux applications de vente de seconde main, boostées par le confinement, qui peuvent mener à « l’achat impulsif et à beaucoup de transport » .