Violences policières: "Une police française mal contrôlée"
Utilisation de grenades, interpellations arbitraires, blessés,… pourquoi les manifestations en France semblent-elles autant déraper ? Analyse avec Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des questions policières.
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Publié le 29-03-2023 à 06h00 - Mis à jour le 04-04-2023 à 15h46
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Alors que les images des répressions policières en France tournent sur les réseaux sociaux, que 17 enquêtes judiciaires ont déjà été ouvertes pour violences policières depuis le début des manifestations, que le Conseil de l’Europe s’est inquiété d’un "usage excessif de la force" envers les manifestants, que les blessés se comptent par dizaines de part et d’autre des boucliers… nous tentons de décrypter la situation avec Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS. Il est sociologue et politologue français, spécialiste des questions policières, expert à l’ONU et au Conseil de l’Europe. Il a été formateur à l’École de Police pendant 26 ans. Avant d’être remercié en 2019, après avoir critiqué la stratégie du maintien de l’ordre durant la crise des Gilets jaunes.
Pourquoi les manifs en France semblent-elles autant déraper ?
Il y a eu, à plusieurs reprises, plus d’1 million de personnes dans les rues pour dire non à la réforme des retraites. La mobilisation est grande, les gens sont en colère et le gouvernement a choisi d’être sourd aux protestations.
Et la tension est montée d’un cran après le fameux 49.3.
Dès ce passage en force, le dialogue a été rompu et la mobilisation syndicale classique n’avait plus de valeur. La colère a explosé. Des gens sont sortis dans la rue de façon moins coordonnée. Certains ont mis le feu aux poubelles… Mais on n’est pas non plus face à l’assaut du Capitole.
La police devait alors intervenir.
La police ne peut pas ne rien faire. Mais soit elle autorise le droit à manifester, soit elle disperse et vide les rues. Et malheureusement, c’est cette version dure qui a été choisie. Les policiers français recourent aux armes comme les grenades et les LBD (lanceur de balles de défense). Les brigades anticriminalité (BAC) et les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) sont appelées en renfort pour pousser les gens en dehors des rues. Et ce, de manière indifférenciée. Des personnes sont interpellées, placées en garde à vue durant 24 h… et relâchées car rien ne peut leur être reproché (sur 292 gardes à vue le 23 mars, 283 dossiers ont été classés sans suite, NDLR). La stratégie du gouvernement est assez agressive.
Revit-on la même gestion policière qu’avec les Gilets jaunes ?
On s’oriente vers cela car le gouvernement a décidé d’aller au bras-de-fer. On a commencé à voir des tirs de LBD, c’est un mauvais signal.
Il y a aussi des policiers blessés (441, le 23 mars).
Dans les manifs, il y a des gens différents, aux motivations différentes. Il y a effectivement des groupes plus déterminés (black blocs, NDLR). Il y a 1 million de gens dehors et une centaine envoie des cocktails Molotov… Le souci, c’est que la police traite toutes ces personnes de manière indifférenciée, et ne respecte pas son devoir de n’user de la force que si "elle est indispensable".
Il y a toujours la question de savoir qui a commencé.
Mais les policiers ne sont pas censés répondre à la violence, et doivent agir avec proportionnalité.
Or, on connaît le cercle vicieux de la violence.
La violence amène la violence, oui. Et dans La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école de la police (éd. Grasset), je montre les effets de l’exposition des jeunes à la brutalité policière: une perte de confiance en la démocratie.
En France, existe-t-il un droit à manifester ?
Il n’est pas inscrit dans la Constitution mais il y a le droit à l’expression de ses opinions et à se rassembler. Donc, quand le ministre de l’Intérieur Darmanin dit que toute participation à une manifestation non déclarée est un "délit" méritant une "interpellation", il ment et donne un signal diffus aux policiers.
Certains veulent dissoudre les BRAV-M (créés lors des Gilets jaunes), au cœur des critiques.
Ils reçoivent des instructions. Ils font des interpellations, ne sont pas spécialisés au maintien de l’ordre. Ces équipes intimident et n’apaisent pas la situation. Et ils échappent au contrôle: ils sont habillés en noir, avec des masques,…
Un problème de formation ?
On envoie dans les manifs des policiers dont ce n’est pas le métier. La difficulté, ce n’est pas leur formation mais les instructions qu’ils reçoivent.
Le recours aux nasses (encercler les manifestants) est par exemple aussi pointé du doigt. L’action policière est pourtant encadrée par la loi non ?
Oui. Et il y a des violations claires qui sont en train de se jouer. Le souci, c’est qu’il n’y a personne pour contredire.
Pas de Police des polices ?
Il est tout d’abord impossible de contrôler sur le moment. Mais même a posteriori, c’est une inspection interne à la police, qui n’est pas partiale et indépendante. L’IGPN (Inspection générale de la Police nationale) est très contestée en France. Et le Défenseur des droits – à l’image du Comité P en Belgique (qui a plus de moyens) – est le plus pauvre d’Europe. Très peu d’enquêtes aboutissent. En outre, l’IGPN ne traite que 10% des plaintes ( "les plus graves", NDLR). 90% font l’objet de collecte d’informations par les unités de police judiciaire
Les vidéos des exactions sur les réseaux sont alors utiles ?
Les vidéos sont la plus grande avancée de ces 100 dernières années. Cela permet de montrer, de prouver, etc.
Est aussi dénoncé le fait que les policiers ne portent pas leur numéro d’identification… obligatoire.
Soit ils ne le portent pas, ou s’ils le portent, il est tout petit, pas visible la nuit. Le contrôle est alors impossible et la redevabilité de la police française est insuffisante. On a une police qui est mal contrôlée par rapport aux pays voisins.
Comment juguler la violence ?
C’est un conflit politique qui demande d’abord une solution politique. Après, il faut progressivement supprimer les grenades et LBD qui poussent à la confrontation. Ils ne sont pas utilisés en Belgique, aux Pays-Bas,… C’est singulier à la police française.
Des syndicats policiers forts (70% sont syndiqués), cela joue-t-il un rôle ?
Oui. Mais ce sont surtout ici Macron et Darmanin qui restent sur une ligne dure. Il y a un vrai déni du problème. Alors que tout le monde s’alarme de ces violences.