Grièvement brûlés, deux soldats ukrainiens soignés à Neder-Over-Heembeek témoignent
Ils sont arrivés en Belgique le 30 novembre dernier, grièvement brûlés dans les combats sur le front en Ukraine, leur patrie. Ils témoignent des souffrances, physiques et psychologiques, et de leur volonté de retourner au pays.
Publié le 07-03-2023 à 13h00 - Mis à jour le 07-03-2023 à 16h34
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"Je crois que ma femme a souffert plus que moi d’un point de vue psychologique. Moi j’étais dans un état que je ne comprenais pas, sous médication. Ma femme devait supporter quand je lui parlais de mes blessures. Je ne suis pas sûr de pouvoir endurer ça si j’étais à sa place. C’est grâce à elle si je suis en vie."
Mâchoire carrée, physique épais de lutteur, l’air déterminé, Sirgii raconte avec force détails les terribles blessures de guerre qui l’ont amené, avec quatre autres soldats ukrainiens, dans cette chambre de l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek, spécialisé dans le traitement des grands brûlés. Son camarade le plus âgé a pu quitter l’unité de soins le matin même. À 52 ans, il est parti vêtu de son uniforme, son bagage militaire sur l’épaule, racontent ses soignants avec une pointe d’admiration. Il a pris un avion pour la Pologne, puis est rentré au pays.
"Je ne me suis même pas posé la question de ne pas rentrer en Ukraine", approuve Sirgii. "Il me faut y retourner, c’est mon pays qui est en guerre. J’ai fait mon devoir. On a fait tout ce qu’on pouvait avec mon régiment, et on a réussi le nécessaire pour empêcher les Russes d’aller plus loin. Sinon ils arrivaient dans nos maisons, dans nos familles pour nous tuer", explique le jeune homme. Il combattait en première ligne du front, entre Kherson et Dnipropetrovsk d’où il est originaire, quand il a été grièvement blessé, pour la troisième fois en six mois et cinq jours sur le front, dit-il avec une précision militaire. C’était le 29 août. Quand Sirgii retournera en Ukraine, il sait qu’il ne retrouvera pas ses camarades de combat. "On était 93 dans mon bataillon, il n’en reste plus que quelques-uns. Tous les autres ont été tués."

Tantôt perdu dans ses pensées quand son camarade témoigne, tantôt rieur et volubile, Serhii a sensiblement le même âge et combattait dans la même zone de Kherson. Lui a perdu un œil dans l’explosion d’une maison piégée, au mois d’octobre. Ses deux tympans ont été perforés, et outre des brûlures au troisième degré sur 45% du corps ainsi qu’aux poumons, il souffre d’une blessure profonde à la jambe. Sportif, il conserve malgré toutes les souffrances endurées une solide pointe d’humour. "Je sais que je ne retrouverai que 99,9% de mes capacités", dit-il en frottant d’un geste nerveux de la main l’orbite désormais inerte. Malgré tout, lui aussi exprime le désir de rentrer combattre. "Cela dépendra de mes blessures, mais je voudrais retrouver mes camarades sur le front."
Une formation d’un mois et de demain, puis au front
Sirgii travaillait dans la construction. Il était sergent de réserve après son service militaire, et avait déjà une bonne expérience des armes quand, dès le 25 février, il a été mobilisé. Ce n’était pas le cas de Serhii. Ouvrier dans une carrière, celui-ci était novice quand il s’est porté volontaire pour partir au combat au lendemain de l’invasion russe. Sa formation a duré un mois et demi. "On nous a appris comment tirer quand on a une arme dans les mains, mais aussi la prudence sur le terrain." Un jour, dans un bombardement, un de ses instructeurs a été tué et trois autres grièvement blessés. "Même ceux qui nous enseignent ne peuvent pas tout prévoir", dit-il, avec toujours cette pointe d’humour. "Après un mois et demi, on nous a demandé qui était volontaire pour monter en première ligne. On y a été avec quelques camarades. Pendant dix jours sur la ligne de front, on apprenait encore à se battre. Moi, je me sentais prêt à y aller."
Serhii n’a aucun souvenir des instants où il a été blessé. Juste la puissance de la déflagration. Le reste, on le lui a raconté. La patrouille était en reconnaissance pour reprendre aux Russes des villages de la région de Kherson, dans une succession d’offensives et de contre-attaques. Ils circulaient en éclaireurs dans une Opel quand ils se sont approchés des habitations. "On a arrêté la voiture près d’une des maisons", raconte-t-il. Comme ils soupçonnaient la présence d’une mitrailleuse, les soldats ont été envoyés avant les démineurs. L’étage était piégé. L’explosion, terrible, avant le déchirement des corps et le trou de mémoire. "Il ne restait absolument rien de la maison, les briques avaient volé partout". Des camarades gisaient inertes sous les gravats. "J’étais allongé, je criais. Puis je ne me souviens plus."
"On ne ressentait plus le temps"
Contrairement à lui, Sirgii se rappelle en détail des circonstances de ses blessures. Un obus incendiaire a touché le véhicule de transport de troupes blindé où il se trouvait en mission pour sécuriser l’avancée des combattants. "Un obus est tombé, qui contenait un produit inflammable. J’ai été éjecté et je me suis rendu compte que ma tête, puis que tout mon corps brûlait. J’ai essayé de me débarrasser de mes habits militaires et de m’éloigner du véhicule. Tout était en flammes. Il y avait de l’eau à proximité et j’ai pu m’y plonger jusqu’aux jambes. Même ma ceinture brûlait."

Un médecin militaire qui avait une jambe brisée lui est venu en aide, ainsi qu’un camarade sorti d’un autre blindé. Sa radio fonctionnait, ils ont pu appeler à l’aide.
"Je ne sais pas combien de temps on est restés là, près du canal. On ne ressentait plus le temps. Les Russes continuaient à bombarder, alors on a essayé de se rapprocher des lignes ukrainiennes. Je sentais qu’à cause des brûlures, mon corps commençait à se recroqueviller. Deux véhicules sont finalement arrivés dans notre direction. On ne pouvait pas m’embarquer alors on m’a mis sur le blindé, même chose pour le médecin blessé, et on nous a emportés à toute allure, à travers les arbres. J’étais toujours conscient mais en état de prostration. J’avais en même temps très mal et je ne sentais plus mes membres. Et je me suis rendu compte que mon corps continuait à brûler."
"Dans un état critique"
Transporté en ambulance dans un premier hôpital, Sirgii a, de suite, été transféré en hélicoptère dans un autre, mieux équipé pour soigner les brûlures. "J’étais déjà dans un état critique." Après une période de coma, vient le long processus de guérison. Et finalement ce transfert vers la Belgique et l’hôpital militaire Reine Astrid de Neder-Over-Heembeek, qui a mis cinq de ses lits à disposition. "Ils ont mis entre un et trois mois avant d’arriver ici. Ce retard est très défavorable. Pour les cinq patients, il y avait déjà une immobilisation importante des articulations. Les brûlures, c’est très invalidant", explique le colonel belge responsable du service des grands brûlés.
Les patients provenant de ces régions de l’Est sont, qui plus est, porteurs de germes multirésistants, du fait d’une mauvaise utilisation des antibiotiques. "C’est très différent des victimes des attentats de Bruxelles, par exemple", poursuit le chef du service. Ici, l’isolement doit être complet, strict. "Le personnel est dédié à chaque malade, il ne peut aller d’un patient à l’autre et eux ne pouvaient pas avoir de contact entre eux. Cela crée une barrière psychologique et des difficultés supplémentaires de communication. Il a fallu trois ou quatre semaines avant de pouvoir travailler normalement. Une forte délégation de bénévoles ukrainiens nous a ensuite aidés régulièrement. Et on a fait l’acquisition de tablettes pour les traductions."
La peur, les cauchemars
"Ils sont arrivés dans un état assez anxieux", témoigne aussi leur psychologue. "On sentait beaucoup de méfiance au début. Il y a de la peur, des cauchemars ; ils sont prudents, se méfient des médicaments, des bandages qui cachent leurs plaies. Ces gens ont subi un fort traumatisme, ils sont perdus et doivent revivre, jour après jour. On leur a redonné le contrôle sur leur vie."
Et puis ce désir de retourner quoi qu’il en coûte en Ukraine impressionne. "Cela nous aide beaucoup dans le processus de guérison", dira un des médecins.
Aujourd’hui diminués, ces soldats trouvent difficilement les mots de merci pour les soignants qui leur ont redonné espoir. "C’est grâce à eux si je suis toujours en vie", glisse Serhii, qui exprime une pensée pour ses camarades toujours sous le feu de l’ennemi à Bakhmout. "Je sais qu’ils font des choses inimaginables pour tenir cette ville", dit-il. "Nous allons continuer la bataille. Je suis sûr que nous allons la gagner parce qu’on n’a pas d’autre choix", ajoute Sirgii. Et de remercier la Belgique pour son intérêt envers l’Ukraine, pour l’accueil, la sensibilité. "Il n’est pas possible de dire ces sentiments que j’ai ressentis ici."
