Oleksandra Matviichuk : “En dix mois, nous avons recensé 31 000 crimes de guerre en Ukraine” (video)
Oleksandra Matviichuk est une avocate et activiste ukrainienne spécialisée dans les droits humains. Depuis 2007, elle travaille pour le Centre pour les libertés civiles, une ONG fondée à Kiev. Son association, qui a reçu le 7 octobre 2022 le Prix Nobel de la Paix, a déjà recensé plusieurs milliers de crimes de guerre perpétrés par l’armée russe contre la population. Aujourd’hui, Oleksandra Matviichuk plaide pour la création de juridictions spéciales permettant de juger les auteurs de ces crimes. Présente en Belgique pour recevoir les insignes de Docteur honoris causa à l’UCLouvain, elle nous a accordé une interview.
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- Publié le 22-02-2023 à 21h41
- Mis à jour le 23-02-2023 à 12h29
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Il y a un an, les forces armées russes ont envahi l’Ukraine. Quel regard portez-vous sur ces douze mois de conflit ?
Cette guerre n’a pas commencé le 22 février 2022, mais dès 2013. Et cela fait neuf ans que nous documentons les crimes de guerre. Nous avons été la première organisation de défense des droits de l’homme à envoyer des observateurs en Crimée, dans les régions de Lougansk et de Donetsk.
Héberger des exilés : une nouvelle réalité ?Dans les territoires occupés, nous avons pu constater des enlèvements, des détentions illégales, des violences sexuelles, des actes de torture ou encore des exécutions extrajudiciaires de civils, ainsi que des poursuites pénales à motivation politique. Lorsque l’invasion à grande échelle a commencé, nous avons été confrontés à un niveau sans précédent de crimes de guerre. Nous avons alors uni nos efforts avec plusieurs dizaines d’organisations pour établir un réseau de documentalistes locaux.
Combien de crimes de guerre votre organisation a-t-elle recensé sur le terrain ?
Nous avons documenté plus de 31000 crimes de guerre sur dix mois. C’est un nombre énorme, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Le nombre que vous avancez est énorme. Retrouve-t-on un caractère systémique derrière la perpétration de ces crimes ?
Oui, nous observons partout le même schéma. Les Russes ont occupé la région de Kiev durant quelques semaines seulement, mais ils y ont fait tellement de choses horribles que nos groupes mobiles travaillent toujours là-bas. Et quand l’Ukraine a libéré la région de Kharkiv, nous avons trouvé les mêmes choses, les mêmes cadavres, les mêmes chambres de torture, les mêmes fosses communes et une même population locale intimidée parce qu’elle a vécu sous la terreur russe où elle ne disposait d’aucun outil juridique pour se protéger, protéger sa santé, ses biens, sa vie, ses proches.
Journal d’une invasion [CRITIQUE & INTERVIEW] - La guerre à leur porteIl est très clair qu’il s’agit d’une politique, d’une méthode. La Russie instrumentalise la douleur, et elle le fait délibérément parce qu’elle veut briser la résistance des gens.
Pensez-vous qu’un jour, Vladimir Poutine et d’autres responsables russes devront répondre de leurs actes devant la justice ?
Je n’en ai aucun doute. Je ne sais pas quand cela arrivera, mais je n’ai aucun doute car cela dure depuis trop longtemps. Les troupes russes ont commis d’horribles crimes de guerre en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie, au Mali, en Syrie… Et cette impunité dont ils ont bénéficié pendant des décennies a abouti à une situation où la violence et la négation de la dignité humaine ont imprégné en partie la culture russe.
Vladimir Poutine promet la mise en service d'un nouveau missile qui "fera réfléchir ceux qui essayent de menacer" la RussieLa population ukrainienne a une énorme demande de justice et nous le savons par des études sociologiques. 65,8 % des Ukrainiens interrogés ont répondu que leur principale déception serait une impunité pour les crimes de guerre commis par les Russes. Cette demande de millions de personnes pour la justice, il faut pouvoir y répondre. Sinon, celle-ci se transformera en demande de vengeance.
Vous documentez des crimes perpétrés par l’armée russe. Craignez-vous pour votre vie ? Avez-vous peur ?
Non. J’éprouve par contre de la colère. Une très grande colère. Lorsque la nation ukrainienne s’est dressée contre le régime corrompu et autoritaire, il y a neuf ans, elle a obtenu une chance de transformation démocratique. Lorsque la Russie a commencé cette guerre, nous étions sur la voie de la démocratisation.
Nous avons donc aujourd’hui deux tâches à accomplir : d’une part, défendre notre pays contre l’agression russe et aider les habitants des régions occupées que sont la Crimée, Lougansk et Donetsk. D’autre part, il faut pousser nos propres autorités à réformer la police, le système judiciaire ou encore les services de sécurité.
Russe, Ksenia apprend le français à des familles ukrainiennesAujourd’hui, les Russes ont décidé que le peuple ukrainien n’avait pas le droit d’avoir un choix démocratique, que nous devions être occupés et renvoyés de force dans le monde russe. Pire encore, ils affirment que nous n’avons pas le droit d’exister parce qu’il n’y aurait pas d’Ukrainiens et que nous serions des Russes. J’ai une énorme colère. Donc quand vous avez de la colère, vous n’avez pas de peur.
Alors que l’Ukraine demande des armes, les voix qui estiment que ce conflit a été trop loin se multiplient. D’autres affirment qu’il faut désormais négocier. Comment réagissez-vous ?
Je ne suis pas diplomate, alors je vais le dire franchement : je pense que ces voix ne sont pas seulement dans l’erreur. Elles sont immorales. Ces personnes demandent à l’Ukraine d’arrêter de se battre et d’accepter d’être occupée par les Russes. Mais lorsque vous êtes en guerre, vous avez la possibilité de lutter pour votre liberté. Quand vous êtes sous occupation, vous vivez dans une zone grise et vous n’avez plus aucun instrument pour protéger votre vie, vos biens et vos êtres chers.
Un prix Nobel qui la pousse à continuer
Dans un choix symbolique, le Nobel de la paix a couronné en octobre 2022 un trio de représentants de la société civile en Ukraine, en Russie et au Bélarus. Parmi ces trois acteurs, on retrouve le Centre pour les libertés civiles dirigé par Oleksandra Matviïtchouk.
“Recevoir ce prix, c’était comme une énorme surprise”, explique-t-elle. “Maintenant, je me sens encore plus responsable parce que ce prix nous donne l’opportunité d’être entendus. Longtemps, nous ne l’avons pas été. Surtout dans les salles où se prennent les décisions politiques. Le monde civilisé a préféré fermer les yeux et faire comme si de rien n’était. Ils ont serré la main de Poutine et profité longtemps du gaz russe. Suite à l’invasion à grande échelle, seules 6 % des multinationales ont quitté la Russie. Les autres sont toujours là et font toujours des profits.”
Vladimir Poutine et d’autres chefs russes devant un tribunal : ce n’est pas gagné…
La Cour Pénale Internationale pourrait poursuivre les dirigeants russes pour crime contre de guerre et crime contre l’humanité. Mais il y a de nombreuses barrières à lever pour y parvenir.
Les dirigeants russes devront-ils répondre, un jour, de leurs actes de guerre et des exactions qui y sont liées ? C’est probablement la CPI (Cour Pénale Internationale) qui apportera la réponse dans le futur. À la Conférence de Munich, la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris a accusé la Russie de “crimes contre l’humanité”. À titre d’exemples, elle a détaillé les exactions russes : bombardements ciblant les civils et des infrastructures critiques, tortures et viols par les soldats russes, déportations d’Ukrainiens en Russie, séparation des enfants de leurs familles… Depuis un an, les États-Unis ont répertorié 30 600 cas de crimes de guerre. Quant au ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba, il a accusé Moscou de “guerre génocidaire”.
Yana, Ukrainienne de Bruxelles : “Après un an de guerre, les Ukrainiens rêvent juste d’un dîner en famille”Crime de guerre, crime contre l’humanité, crime d’agression ou génocide : la nature des faits repose sur des critères de droit international. “Il y a beaucoup d’éléments qui prouvent le crime de guerre ou le crime contre l’humanité”, analyse Raphaël Van Steenberghe, chercheur qualifié au FNRS et professeur à l’UCLouvain. Un crime contre l’humanité n’est pas forcément commis en temps de guerre. Cela peut être l’attaque systématique contre la population civile.” Et de citer l’exemple de Khadafi qui avait violemment réprimé sa population lors du printemps arabe.
Pour qualifier un crime de génocide, “il faut l’intention de détruire tout ou en partie un groupe racial, national, ethnique ou religieux.” Pour qualifier le crime avec précision, les faits doivent être vérifiés sur le terrain. “Devant la CPI, le crime contre l’humanité et le crime de guerre peuvent être cumulatifs.”
La Russie combat en Ukraine pour ses "terres historiques", proclame PoutinePar contre le crime d’agression ne rentre pas dans les critères de la CPI. Pour cela, il faut que les différentes parties aient ratifié le Statut de Rome, ce qui n’est pas le cas de l’Ukraine et de la Russie.
Lors de l’invasion de la Crimée en 2014, l’Ukraine avait néanmoins demandé une investigation sur cet aspect afin de saisir la Cour. Mais la décision de la chambre préliminaire n’avait toujours pas été rendue au moment du déclenchement du conflit en février 2022.
Les dirigeants russes peuvent-ils dormir sur leurs deux oreilles ? À condition de ne pas quitter la Russie, c’est envisageable. Si un mandat d’arrêt venait à être décerné par le procureur de la CPI, il faudrait que la Russie livre les personnes concernées car il n’y aura pas de jugement par défaut.
Une immunité pour les chefs d’État
Les chefs d’état, de gouvernement et des affaires étrangères bénéficient aussi d’une immunité qui leur permet d’échapper à une poursuite pénale. “C’est coutumier. Violer cette loi, ça se voit rarement.” Mais lorsque ces dirigeants ne sont plus en fonction, il y a une ambiguïté sur la garantie de leur immunité. “En Allemagne, par exemple, ils ne bénéficient plus d’immunité.”
Guerre en Ukraine: après un an de guerre, 95% des Ukrainiens confiants dans la victoireActuellement, ce sont les gradés russes présents sur le front ukrainien qui sont le plus en danger. En cas de capture, ils pourraient être alors inculpés pour des crimes de guerre et/ou crimes contre l’humanité. Les deux principaux obstacles à un procès international pour ces crimes, c’est la protection garantie aux personnes résidant en Russie (puisqu’on n’imagine pas la Russie livrer ses dirigeants) ainsi que l’immunité.