Benoît XVI, le Pape qui s'est senti trop seul au Vatican
Le Pape Benoît XVI s'est éteint ce samedi 31 décembre. Portrait d'un Pape théologien fidèle à la tradition.
Publié le 31-12-2022 à 12h07 - Mis à jour le 31-12-2022 à 14h15
Il semble presque s’excuser d’être là. Debout, légèrement voûté sur une estrade à roulette qui le fait glisser sur le marbre de l’immense basilique Saint-Paul-hors-les-murs de Rome, Benoît XVI salue timidement la foule. Il vient célébrer avec elle, comme chaque année, la solennité de la conversion de Saint Paul. Si ce n’est ce rendez-vous prévu de longue date, il n’y a rien d’autre à signaler ce 25 janvier 2013 : Rome fait le gros dos sous un hiver pluvieux, le Pape allemand, visiblement fatigué, lit un texte sur la nécessaire unité des chrétiens et les Romains, religieuses et prêtres rassemblés l’applaudissent avant de le voir reprendre le chemin de ses appartements. La routine.
Personne ne se doute cependant de ce qui se trame dans la tête du Bavarois. Voici quelques semaines qu’il a décidé de démissionner dans le plus grand secret, harassé par la charge de la papauté, cette “croix” qu’il n’aura jamais su porter seul, selon ses propres aveux. Ce n’est que deux semaines plus tard, le 11 février, qu’il annoncera sa renonciation, en latin, devant quelques cardinaux estomaqués. Qui pouvait imaginer tel scénario ?
La passion de la théologie
Le 16 avril 1927 à 4h30 du matin, c’est par une nuit de tempête, dans une Bavière balayée par la neige que naît Joseph Ratzinger. Quatre heures plus tard, à 8h30, il était baptisé. Chez les Ratzinger, on ne badinait pas avec la foi. Cadet d’une famille de trois enfants, le jeune Joseph connaît une enfance modeste mais heureuse, ballottée au rythme des déménagements de son père, officier de gendarmerie qui prit sa retraite en 1937 pour éviter de servir sous les ordres d’Hitler, cet “antéchrist”, le qualifiait-il.

Le nazisme, le futur Benoît XVI ne put complètement l’éviter. Enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, il parvint à échapper au combat et à l’engagement au sein de la Waffen SS grâce à son statut de futur séminariste. En 1943, il fut obligatoirement affecté au sein de la défense antiaérienne de la Wehrmacht.
Prisonnier des Américains en 45 alors qu’il avait déserté, c’est à la Libération qu’il se jeta, jeune séminariste, dans les bras de la théologie. Sa prêtrise ne fut pas la conséquence d’une expérience mystique ou d’une illumination. “Je suis un chrétien tout à fait normal”, confia-t-il au journaliste Peter Seewald. “Tout a grandi lentement en moi, et a dû sans cesse être de nouveau médité et reconquis.”
Jeune homme au cœur fervent mais rigoureux, timide et solitaire, Joseph Ratzinger n’a pas le tempérament d’un prêtre de paroisse ; le jeune intellectuel se rêve plutôt juché sur les chaires des universités. Et tant mieux : c’est là qu’il fit son trou. À Freising d’abord, à Bonn ensuite où il enseigna la théologie dogmatique consacrée au contenu de la foi chrétienne et à sa cohérence.
“Qu’est-ce qui est vraiment ? Que pouvons-nous connaître ?”, telles furent les deux questions qu’il creusera toute sa vie en compagnie d’auteurs qui le marquèrent dès ses premières années, dont les philosophes Heidegger et Jaspers et, surtout, en disciple de Saint Augustin.
“La foi est un voyage”
Saint Augustin, évêque d’Hippone (354-430), offre d’ailleurs bien des clés pour comprendre Benoît XVI. “Ce qui m’émouvait, confiait ce dernier, c’était la fraicheur et la vivacité de sa pensée. La scolastique [pensée issues des œuvres de Thomas d’Aquin] a sa grandeur, mais tout y est très impersonnel. On a besoin d’un certain temps pour y entrer et en découvrir la tension intérieure. Avec Augustin, au contraire, l’homme passionné, souffrant, questionnant, est directement là ; et l’on peut s’identifier avec lui.” “Augustin avait une pensée théologique très articulée, mais cordiale, affective, liée à la vie spirituelle, ce qui est bien dans le style de Benoît XVI”, ajoutait Mgr Léonard en 2013 sur la chaîne de télévision catholique KTO.
Loin de l’image médiatique largement partagée, la pensée de Joseph Ratzinger n’était en rien un système figé, clos, arrêté, mais une pensée en mouvement. La foi est d’ailleurs pour lui le fruit d’une rencontre avec une autre personne, Dieu, et non une idéologie partagée. “Le croyant est avant tout une personne qui s’interroge, une personne qui doit continuellement trouver la réalité de cette foi derrière et contre les réalités oppressantes de la vie quotidienne. En ce sens, l’idée d’une ‘fuite dans la doctrine pure’me semble absolument irréaliste […]. La foi reste un voyage”, écrivait-il en juillet 2021 au mensuel allemand Herder Korrespondenz.

“Nous voulions faire avancer l’Église”
Très vite, le futur Pape se fait remarquer. Il est convié en tant qu’expert au Concile Vatican II (1962-1965), assemblée universelle qui souhaitait ajuster l’Église au XXe siècle. Il fait alors partie de la jeune garde qui cherche à bousculer les aînés.
“Nous étions progressistes”, confiait-il encore à Peter Seewald avec qui il rédigea trois livres d’entretiens. “Nous voulions renouveler intégralement la théologie et donner à l’Église une forme nouvelle, plus vivante. Nous avions la chance de vivre à une époque où le mouvement de la jeunesse et le mouvement liturgique avaient ouvert de nouveaux horizons, de nouvelles voies. Nous voulions faire avancer l’Église, nous étions convaincus qu’il serait ainsi possible de la rajeunir. Nous éprouvions tous, c’était la mode alors, un certain mépris pour le XIXe siècle. Le néogothique, ces figures de saints un peu kitsch, la piété étriquée, un peu kitsch elle aussi, et le sentimentalisme. Nous voulions dépasser tout cela. Et ce, grâce a une nouvelle phase de piété qui prendrait forme à partir de la liturgie, de sa sobriété et de sa grandeur, en revenant aux origines – ce qui en faisait précisément la nouveauté et la modernité.”
La suite fut cependant une longue gueule de bois. Tant pour les tenants du progrès qui ne comprirent pas les inflexions conservatrices de leur compagnon, que pour Joseph Ratzinger, affolé par les suites du concile. Celui-ci libéra en effet la parole et engagea des évolutions dites progressistes, jugées par certains radicales au point de vue de la théologie, de la morale et de la liturgie. Face cette évolution, deux points permettent de comprendre les craintes de Benoît XVI : la tradition, et le relativisme.
La peur de la révolution
La tradition d’abord. Le Pape allemand a toujours eu une vision dynamique de l’Église, mais il refuse toute rupture. Il prône l’évolution, non la révolution. La tradition n’est pas un carcan, mais un socle indispensable à la liberté et au progrès. Cette conception aurait disparu à la suite du Concile, a-t-il de nombreuses fois regretté.
Il y aurait même eu deux conciles a souvent expliqué Benoît XVI : le vrai, fidèle à la tradition, et le concile des journalistes qui auraient laissé croire que désormais tout était permis. “À l’époque, être progressiste ne s’inscrivait pas dans une rupture avec la foi, on cherchait à mieux la comprendre, à mieux la vivre, en se rattachant aux origines”, confia-t-il encore à Peter Seewald. “Les évêques voulaient renouveler la foi, l’approfondir. Mais [au fil des ans] d’autres forces ont joué […]. À un moment, les gens se sont demandé : eh bien, puisque les évêques peuvent tout changer, pourquoi ne pouvons-nous pas tous en faire autant ? La liturgie a commencé à s’effriter et à céder à l’arbitraire. On a pu constater rapidement que ce qui partait d’une bonne intention était entraîné dans une autre direction.”
Le deuxième point qui inquiète Benoît XVI est le relativisme. Joseph Ratzinger est effrayé par le climat intellectuel des années 60 et le doute général jeté sur la notion de vérité. Il aura des mots très durs. “Le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ‘à tout vent de la doctrine’, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle”, regretta-t-il le 18 avril 2005, lors de la messe de l’entrée en Conclave qui allait l’élire. “L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.”
Devenu archevêque de Munich en 1977, puis cardinal, Joseph Ratzinger fut rapidement appelé à Rome par Jean-Paul II dont il était très proche, pour finalement devenir le gardien de la tradition en tant que préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi. C’est ce poste, capital à Rome, qu’il occupa de 1981 à 2005. Derrière son souhait de veiller sur cette tradition, beaucoup lui reprochèrent de fermer le débat et de disqualifier, explicitement ou non, des théologiens plus transgressifs. “Le problème de Ratzinger était qu’il traitait les théologiens comme s’ils étaient ses étudiants diplômés qui avaient besoin d’être corrigés et guidés”, écrivit ce 22 février sur le site religionnews.com le jésuite Thomas Reese, ancien rédacteur en chef de la revue America.

Sept années difficiles
Ceci ne l’empêcha pas d’être élu Pape en 2005 lors d’un des conclaves les plus brefs de l’histoire. Après la mort de Jean-Paul II, “trois mots [auront dominé] l’histoire de ce conclave-éclair : continuité, autorité, sécurité”, synthétisait alors le vaticaniste du journal Le Monde, Henri Tincq. Dans cet esprit, Joseph Ratzinger était l’homme de la situation et prit l’ascendant sur son challenger, un certain Bergoglio… le futur pape François.
Commencèrent alors pour Benoît XVI sept années douloureuses marquées par des scandales financiers au Vatican, la révélation de nombreux crimes de pédophilie (autant de dossiers auxquels il s’attaqua sans pouvoir en venir à bout) et les tiraillements existentiels d’une Église de plus en plus minoritaire dans son port d’attache : l’Europe occidentale.
Benoît XVI ne fut jamais un manager. Il peina, sur le plan organisationnel, à faire entrer son Église dans le XXIe siècle, à répondre pleinement aux drames liés à la pédophilie. Fatigué, harassé par les luttes internes, freiné par de nombreux évêques nationaux peu enclins à lutter contre les abus ou encore trop naïfs sur cette question, il passa la main et renonça à sa charge en février 2013.
Outre cet événement inédit dans l’histoire moderne de l’Église, un évènement marqua deux ans plus tôt son pontificat. Le 20 août 2011, sur la plaine de l’aéroport de Cuatro Vientos à Madrid, le Pape donna rendez-vous à plus d’un million de jeunes pour une soirée de prière à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse. Ce soir-là, la tempête se leva sur la capitale espagnole. Dans le vent et la pluie, le Pape se recueillit avec la foule dans un silence impressionnant qui dura de longues minutes. Ce moment, à lui seul, illustrait la dimension spirituelle qu’il ne cessa de vouloir insuffler aux siens. Avec sa théologie traditionnelle et rigoureuse, cette spiritualité de Benoît XVI, son appel incessant à la prière, resteront comme son plus grand legs à l’Église catholique.