Derrière les oscars, c’est la guerre des mondes
La stratégie de diffusion de Netflix met à mal l’ensemble du secteur audiovisuel. Et remet en question la chronologie des médias.
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- Publié le 23-02-2019 à 06h56
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Bohemian Rhapsody versus Roma: ce dimanche, c'est un peu l'ancien et le nouveau monde qui s'affronteront dans l'arrière-cuisine de la 91e cérémonie des oscars, organisée à Los Angeles – tous les résultats dans le journal de mardi, décalage horaire oblige.
À ma gauche, un biopic musical estampillé 20th Century Fox et qui coche toutes les cases de la production classique; à ma droite, un drame en noir et blanc produit par Netflix et sorti, dans plusieurs pays, dans les salles obscures en même temps que sur la plateforme du site de streaming en ligne.
Ce duel annoncé, qui n’est donc pas que symbolique, illustre très bien l’imbroglio dans lequel Netflix est en train de plonger l’ensemble de l’industrie audiovisuelle. Et, en premier lieu, de bousculer la sacro-sainte chronologie des médias, qui veut qu’un film sorte d’abord au cinéma avant de faire l’objet, quelques mois plus tard, d’une sortie en DVD puis d’être proposé aux spectateurs en SVOD.
Chut, chiffres secrets
Rien de tout cela, donc, avec Roma, projeté, chez nous, au Palace en même temps qu'il était mis à disposition de ses abonnés par Netflix: «D'abord parce que c'était un bon film», insiste (à raison) Olivier Rey, le directeur des lieux. Avant de reconnaître, quelque peu embêté, que ce deal le place dans une situation particulière par rapport au milieu, notamment parce qu'il lui imposait… de ne rien révéler des chiffres de fréquentation concernant le film d'Alfonso Cuaron: «Clairement, reprend-il, si une telle tractation devait se reproduire, nous n'accepterions plus ce principe. Pour le reste, c'est surtout un problème pour la chronologie des médias. Mais on peut se battre contre Netflix, il n'en est pas moins incontournable. Le mieux serait de réguler. »
La salle comme réclame
Et donc, peut-être, d’inscrire dans un texte de loi cette fameuse chronologie des médias, comme cela existe en France ou, de façon différente, en Italie où, face aux géants du streaming en ligne, le gouvernement a récemment imposé la sortie en salles de tous les films italiens.
En Belgique, si la pratique existe (existait?), elle le devait surtout à un accord tacite, qu'est venu rompre le Palace, suivi de plusieurs autres salles, avec Roma: «Nous regrettons l'attitude du Palace, grimace Thierry Laermans, président de la Fédération des Exploitants de Belgique. On laisse généralement une période de quatre mois entre la sortie en salles d'un film non belge et sa sortie en DVD et en SVOD. C'est un précédent dangereux, qui fait le jeu de Netflix.»
Mais à quel jeu joue précisément Netflix? Pour Capucine Cousin, auteure d'un des rares livres sur le sujet (et le seul en français: Netflix & Cie – Les coulisses d'une (r)évolution), la stratégie est claire: la société présidée par Reed Hastings veut le beurre, l'argent du beurre et tout ce qui va avec. «Elle se sert des salles de cinéma comme… d'écrans publicitaires. Car qu'on ne s'y trompe pas: si Netflix veut des oscars ou une présence à Cannes, il doit encore passer par des sorties en salles. C'est, a minima, une question de prestige. »
Il s’agirait, alors, de respecter les mêmes règles que les autres acteurs du secteur audiovisuel. C’est l’une des préoccupations du moment de l’Union Internationale des Cinémas (UNIC), représentant des exploitants de 37 pays européens, dont la Belgique.
Elle a remporté une première victoire, en novembre dernier, avec le vote puis la publication de la nouvelle directive du service audiovisuel, qui impose désormais à Netflix de contribuer aux différents fonds de création nationaux, ce qu’elle s’abstenait de faire jusqu’alors, arguant hypocritement que sa maison-mère était basée aux Pays-Bas.
La coupe, pas la course
L'Allemagne et la France n'ont pas tardé à prendre la balle au bond et à adopter des textes contraignant pour Netflix. Les autres pays membres ont encore 16 mois pour leur emboîter le pas. Appelant tous les acteurs à s'asseoir autour d'une table, Laura Houlgatte, la CEO de l'UNIC, met en garde le trublion: «Netflix veut gagner la coupe, mais pas participer à la course. C'est trop facile. Et il n'en va pas seulement du chiffre d'affaires des exploitants: pour un Roma, brillamment mis en lumière, combien de films produits par Netflix disparaissent des radars sans bénéficier d'aucune visibilité?» Plus que jamais, les lignes sont appelées à bouger.