Fabrice Brion, patron du groupe I-Care: "Le secteur digital est trop peu valorisé en Wallonie" (vidéo)
Dans le cadre des 100 ans des Fêtes de Wallonie, "L’Avenir" donne la parole cette semaine à six acteurs de la croissance au sud du pays. Entretien avec Fabrice Brion, actif dans l’intelligence artificielle.
- Publié le 15-09-2023 à 04h00
- Mis à jour le 18-09-2023 à 09h49
Fabrice Brion, quand et comment votre projet est-il né ?
I-Care est le prolongement de mon mémoire de fin d’études d’ingénieur sur l’intelligence artificielle (IA) appliquée à la maintenance prédictive. Je me suis intéressé aux moyens d’anticiper les pannes pour éviter des arrêts de production et des immobilisations de machines coûteuses pour l’industrie. J’ai commencé à travailler pour une start-up d’Heverlee qui s’est fait racheter par un grand groupe américain. Comme les repreneurs ne semblaient guère intéressés à l’époque par le potentiel de l’IA, j’ai démissionné en 2004 pour lancer un projet personnel avec Arnaud Stiévenart. I-Care a vu le jour ici à Mons, à la Maison de l’Entreprise. Au départ, nous nous sommes développés lentement, en réinvestissant tous nos bénéfices et même plus dans notre R&D. Nos premiers résultats sont arrivés en 2013 avec la mise sur le marché du wi-care, un collecteur de données IOT et de notre plateforme I-see (Big data) venue dans la foulée.
Où en êtes-vous dans le développement de l’entreprise ?
Sacrée meilleure entreprise belge de l’année en 2020, I-Care a élaboré l’an dernier un plan de croissance à 5 ans qui doit nous donner le leadership mondial. Nous sommes déjà aujourd’hui dans le top 3 avec un chiffre d’affaires consolidé d’une septantaine de millions d’euros. Notre groupe qui compte onze filiales continue à étendre son réseau commercial à l’export avec l’ouverture de 12 bureaux en 12 mois. Actuellement, nos produits ont été fournis à des clients dans plus de 35 pays. Nous occupons 750 travailleurs et en recrutons en moyenne un nouveau par semaine. Précision d’importance: 10% de nos effectifs, c’est-à-dire 75 employés, ont une ancienneté de 10 ans. C’est vous dire le faible turn-over, puisque voici une décennie nous étions… 75 (rires) !
Quel est le secret de cette stabilité ?
Le capital humain est la ressource essentielle de l’entreprise, c’est pourquoi nous priorisons les soft skills, les compétences transversales. Pour nous, elles ont plus de valeur que l’intelligence technique pure. Nous y sommes très attentifs en tant qu’employeurs et recruteurs. Le patron de Google l’a confié: on peut toujours se remettre d’un crash informatique, on récupère les 100% en quelques heures ou jours. Mais on peut ne pas se remettre de la perte de 20% de ses équipes.
Quel potentiel le marché des IA représente-t-il pour les acteurs du digital ?
Un potentiel énorme impossible à chiffrer. Je le mesure déjà dans mon segment de niche, la maintenance prédictive. Mais il est important de mettre un cadre et des règles bien définies en place comme est en train de le faire l’Union Européenne pour garder le contrôle de nos décisions. L’IA constitue un outil extraordinaire de qualité et de croissance. Nous devons l’exploiter !
Identifiez-vous des menaces dont il faut se prémunir ?
Aucune pour autant que ce soit bien encadré ! L’IA, c’est un outil au même titre qu’une calculatrice ou qu’un tableur Excel. Quand l’accès aux PC s’est démocratisé, on a redouté que l’homme soit dépassé par la machine. Avec l’arrivée de la calculatrice, on a entendu dire que les étudiants allaient devenir incapables de calculer. Mêmes menaces évoquées après l’apparition du fichier Excel. Aucune de ces prophéties ne s’est concrétisée. Au contraire, ces outils nous permettent de concentrer notre esprit sur des tâches à haute valeur ajoutée, ils nous libèrent de tâches répétitives. Les limites d’une IA sont celles que son concepteur a lui-même fixées, l’homme doit toujours rester maître de sa propre décision !
Dans quels secteurs I-Care est-elle la plus active ?
Le plus important, c’est celui de la pharma et de la biopharma. L’agroalimentaire vient derrière, avant la chimie, puis la production d’énergie. Pour prendre la pole position du marché, nous devons grandir aussi vite que lui. C’est ce que prévoit notre plan quinquennal. Après une année, nous sommes pleinement dans nos ambitions, et même légèrement à l’avance.
La Wallonie a-t-elle joué un rôle important dans votre développement ?
Certainement, et à différentes étapes de maturité de notre projet. Nous avons d’abord été incubés ici à Mons par La Maison de l’Entreprise qui nous a accompagnés et hébergé. Nous avons bénéficié de sa totale confiance. Pour notre R&D, nous avons pu compter sur des avances récupérables de la DGO6, la direction générale opérationnelle wallonne de l’Économie, l’Emploi et la Recherche. Ensuite, les pôles de compétitivité nous ont ouvert la porte de collaborations avec des opérateurs comme le centre d’innovation Multitel, et l’écosystème de Mecatech. Enfin, l’Invest Mons Borinage Centre (IMBC) et Wallonie Entreprendre nous ont aidés dans le financement de notre croissance.
Avez-vous été tenté de partir à l’étranger ?
La facilité aurait été de revendre l’entreprise. Mais nous avons fait le choix de rester pour poursuivre le développement du business. Il est important que les centres de décision restent chez nous en Europe, et en particulier en Wallonie. Notre modèle est rentable, nous grandissons plus vite que l’inflation.
La Wallonie accuse-t-elle un retard sur la Flandre dans le digital ?
C’est un secteur trop peu valorisé au sud, peut-être parce qu’il n’y est pas toujours bien compris. Mais c’est un moteur pour le redéploiement de notre région, avec des retours sur investissements beaucoup plus rapides que dans les biotechs où le time to market se compte parfois sur 10 à 15 ans ! Pour gagner, nous avons intérêt à bâtir des écosystèmes comme l’a fait le BioPark à Charleroi (NDLR: lire nos éditions de lundi), ou l’A6K-E6K dans lequel nous avons embarqué.
Qu’est-ce qui pourrait booster votre secteur en Wallonie ?
Primo, une culture de l’investissement plus présente car il subsiste encore beaucoup de frilosité et cela constitue un frein. Deuxio, un impact plus marqué de nos grandes entreprises publiques sur la croissance des petites, elles ne nous font pas suffisamment confiance. En comptabilité, le subside apparaît comme une dette alors que les prestations et la vente de produits sont du chiffre d’affaires. Cela change tout !
Votre rapport à la Wallonie et aux Fêtes
1.Que représente pour vous la Wallonie ?
La région où j’ai grandi et qui a permis à mon projet de grandir. Je vais citer et peut-être légèrement adapter Talleyrand qui a tenu ce propos: "Quand je me regarde je me désole, et quand je me compare je me console." Soyons fiers de ce que nous faisons, la Wallonie est la terre de tous les possibles. Peut-être que l’on forme de meilleurs ingénieurs dans le nord du pays, mais c’est ici dans le sud que nous avons les meilleurs managers !
2.Vous sentez-vous wallon ?
Je suis fier de l’être même si je tiens à l’unité de notre pays. Ce serait ridicule de perdre notre identité belge, les divisions n’ont jamais renforcé personne. Et je le revendique: je me sens montois aussi, je ne voudrais pas travailler ailleurs !
3.Comment rendre la Wallonie encore plus attractive, plus "sexy" ?
Au niveau microéconomique, en améliorant la propreté. Même si de nombreux étrangers ne s’en plaignent pas, certains nous disent ressentir un sentiment d’insécurité, il y a un effort à faire. Au niveau macro, nous devons arrêter de nous sous-évaluer sans pour autant nous survendre. Je vais prendre l’exemple de la production de vaccins: savez-vous que notre région produit le plus de vaccins au monde ? La plupart des Wallons l’ignorent !
4.Citez-nous un ou deux coups de cœur
Le BioPark de Charleroi dont le modèle et l’écosystème sont inspirants et le projet de la Grand Poste à Liège, qui est La Maison de l’Entreprise de Mons en version 4.0 ! J’ai un autre coup de cœur, c’est le festival de Dour, un ambassadeur formidable. Sur une île en Australie, j’ai rencontré un serveur de restaurant qui y était venu (rires) !
5.Quel est votre coup de blues ?
Comme je suis un éternel optimiste, je n’en ai pas ! Ou alors juste celui-ci: nous devons croire davantage en nous !
6.Un lieu qui vous inspire, une ambiance ?
J’adore le centre-ville de Mons pour ses lieux de culture, son horeca, son commerce, son ambiance. Si je dois choisir un lieu, je dirais la Grand Place. Mais le sommet d’un terril ce n’est pas mal non plus pour le point de vue !
7.Un souvenir lié aux fêtes de Wallonie ?
En septembre 2006, peu avant les fêtes de Wallonie, les présidents de parti avaient mis une rencontre d’une heure aux enchères sur eBay. Avec mon associé, nous avons remporté le rendez-vous avec Elio Di Rupo que nous ne connaissions pas. Il nous a accordé bien davantage que les 60 minutes. Ce fut une rencontre passionnante, nous en avons eu largement pour notre mise au profit d’une œuvre de charité !