Démantèlement et déchets nucléaires: le vrai coût serait "sous-estimé" de plusieurs milliards
Combien coûteront le démantèlement des sept réacteurs nucléaires belges et la gestion des déchets radioactifs ? Cette question à plusieurs milliards d’euros est au cœur de l’actualité et du futur accord qui liera l’État à Engie et qui vise à prolonger de dix ans l’exploitation de Doel 4 et Tihange 3. Selon un rapport confidentiel, il y avait fin 2022 une différence de 4,187 milliards entre les calculs de l’Ondraf et ceux d’Engie
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Publié le 30-01-2023 à 06h01 - Mis à jour le 31-01-2023 à 07h52
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1. Un coût au cœur des débats avec Engie
L’État belge et Engie ont annoncé le lundi 9 janvier la signature d’un préaccord (Heads of terms and commencement of LTO studies agreement) pour prolonger de dix ans l’exploitation des deux réacteurs les plus récents du parc nucléaire belge, Doel 4 et Tihange 3.
Une prolongation de l’exploitation qui doit permettre à la Belgique de conserver une capacité de production nucléaire de 2 gigawatts entre 2026 et 2035. Un accord de principe qui ouvre la voie, selon Engie et le gouvernement “à la conclusion d’accords complets dans les mois qui viennent”.
Si les accords complets ne sont pas signés, c’est parce que Engie a obtenu, du gouvernement, une fixation définitive des coûts futurs liés au traitement des déchets nucléaires.
Un cap qui doit être déterminé d’ici mars par l’Ondraf, l’organisme public fédéral belge chargé de la gestion des déchets radioactifs en Belgique, et qui devrait prendre la forme d’un prix-plancher minimum demandé par rapport à un volume déterminé de déchets. Une sorte de prix plancher qui sera assorti d’une “prime de risque” et qui serait versé en deux tranches.
2. Quelle sera la hauteur du montant fixé?
C’est le 15 mars prochain que l’on connaîtra le montant de ce fameux “forfait” déchet. À condition que les représentants des pouvoirs publics et d’Engie se mettent d’accord. Et il semble clair que ce montant fera l’objet d’âpres négociations entre l’énergéticien français et les représentants du gouvernement.
Mais quelle sera la hauteur de celui-ci ? En la matière, l’Ondraf réalise tous les trois ans un rapport confidentiel à destination de la Commission pour des provisions en vue du démantèlement des centrales nucléaires et pour la gestion du combustible usé dans les centrales.
Nous avons pu parcourir les 126 pages de la dernière édition de ce rapport. Et un constat semble s’imposer : à en croire l’Ondraf, Synatom et Engie-Electrabel sous-évalueraient le coût du démantèlement des centrales et de la gestion des déchets.
3. Une différence de 4,187 milliards
Si l’on se fie au rapport de l’Ondraf, Engie-Electrabel aurait évalué le coût total du démantèlement des réacteurs à 8,219 milliards d’euros. Pour la gestion à long terme des déchets, c’est 11,626 milliards qui ont été prévus par Synatom. La facture totale avoisinerait donc, selon les calculs de l’énergéticien, 19,845 milliards.
Un montant colossal… mais insuffisant selon l’Ondraf qui “considère que l’estimation des coûts pour la gestion du combustible usé et pour la partie démantèlementest sous-estimée”.
Si l’on analyse les tableaux du rapport, il faudrait, selon le bras armé de l’État, ajouter 1,754 milliard de plus pour la gestion des déchets radioactifs. Et également incorporer 1,401 milliard de plus pour financer le démantèlement des infrastructures.
À ce total, il faudrait aussi inclure pour 1,032 milliard de corrections pour l’inflation et l’indexation.
Au total, selon les tableaux de l’Ondraf, la sous-évaluation d’Engie atteindrait donc 4,187 milliards d’euros.
4. De nombreux coûts difficiles à déterminer
Certains coûts ne pouvaient pas, fin 2022, être chiffrés par l’Ondraf. On en dénombre 26 dans les tableaux du rapport.
On y retrouve, par exemple les surcoûts possibles liés aux mécanismes de vieillissement du combustible usé ou encore ceux liés aux interférences possibles entre les déchets.
Les 4,187 milliards de surplus ne couvriraient donc pas l’intégralité des surcoûts. Pourtant, ceux-ci devront aussi, en toute logique, faire l’objet d’une évaluation pour le 15 mars. Et seront probablement au cœur de la fameuse prime de risque qui s’ajoutera à la fixation défintive des provisions nucléaires.
Car si dans l’accord, le montant final de la facture des déchets était sous-évalué, c’est le futur contribuable belge qui sera obligé – à nouveau – d’ouvrir son portefeuille…
Engie a contesté cette analyse et le relèvement des provisions nucléaires
C’est après analyse de ce rapport, fin décembre, que la Commission des provisions nucléaires a réévalué les provisions demandées à Engie pour le démantèlement des centrales et la gestion du cycle du combustible usé.
À l’occasion de cette évaluation triennale de l’épargne nucléaire, la Commission a décidé de revoir cette manne à la hausse. Une hausse de 2,9 milliards d’euros est avancée pour les provisions portées par Synatom et de 0,4 milliard pour celles portées par Electrabel. Les provisions totales réclamées aux deux filiales d’Engie s’élèvent donc à 3,3 milliards d’euros.
Le 21 décembre dernier, le CEO d’Engie Electrabel, Thierry Saegeman, a contesté dans nos colonnes les montants demandés par la commission en expliquant que l’augmentation des provisions nucléaires de 2,9 milliards d’euros à charge de Synatom est surévaluée.
“D’abord, nous estimons que les recommandations suivies sont déjà prises en compte dans le dossier détaillé que Synatom et Electrabel lui ont remis”, nous avait expliqué Thierry Saegeman. “Ensuite, il ne nous paraît pas justifié de baisser le taux d’actualisation dans un contexte général où les taux réaugmentent. Enfin, le coût de la gestion des déchets nucléaires en Belgique fait partie des plus hauts d’Europe, alors qu’il n’y a toujours pas de solution à long terme, contrairement à d’autres pays où l’on est beaucoup plus avancé.”
Provisions nucléaires : gros plan sur le système actuel
Si Engie souhaite une fixation définitive du coût, c’est parce que le passif nucléaire, réévalué tous les trois ans, la met dans une position inconfortable. L’entreprise, cotée en bourse, a besoin de clarté…
Basée sur le principe de “pollueur – payeur,” la loi du 11 avril 2003 encadre le financement des coûts inhérents à la gestion des matières fissiles irradiées et au démantèlement des centrales. C’est la société Synatom, qui appartient à Electrabel mais dont une “golden share” reste dans les mains de l’État, qui s’est vue attribuer la responsabilité de la couverture financière. La “Golden Share” est une action spécifique qui permet aux représentants du gouvernement d’exercer un droit de veto contre toute décision du conseil d’administration. Une structure dans laquelle ont été constituées, au fil des années, d’importantes provisions. Fin 2021, 8,3 milliards ont été provisionnés pour la gestion des matières fissiles irradiées. Et 6,3 milliards d’euros pour le démantèlement.
Une position inconfortable pour Engie
Tous les trois ans, Synatom remet à la Commission des provisions un dossier reprenant l’ensemble des scénarios retenus et leurs coûts. La Commission, avec l’aide d’un rapport de l’Ondraf, analyse le dossier et peut émettre des recommandations. Les dernières, en décembre 2022, ont consisté à demander une augmentation des provisions (lire ci-contre). Le coût inhérent à la gestion de ces déchets radioactifs, dont certains le seront durant 300 000 ans, est le talon d’Achille d’Engie. “Pour Engie, le passif nucléaire représente un risque illimité, dans le temps et en montants. Engie est obnubilé par cette question et souhaite avant tout plafonner ce risque et le réduire”, analysait en décembre Éric De Keuleneer, professeur émérite d’économie (ULB) et spécialiste du secteur énergétique belge. Avec l’accord sur la prolongation de Tihange 3 et Doel 4, le montant serait définitivement fixé et le système actuel passerait à la trappe…
Démantèlement et stockage des déchets: ce qu’on fera avec ces milliards
L’Ondraf, dans son rapport, a travaillé de façon très structurée à partir d’un scénario de référence
Pour analyser les scénarios des filiales d’Engie et vérifier les estimations financières de l’énergéticien, l’Ondraf travaille de façon très structurée et a classé les différents postes en sous-catégories.
Dans les recommandations de type I, on retrouve les coûts qui n’ont pas été pris en compte en tout ou en partie, alors qu’ils auraient assurément dû l’être. Il s’agit des montants “non-couverts”.
Les recommandations de type II reprennent les risques de sous-financement de certaines provisions. Dans cette catégorie, la probabilité de leur occurrence n’est pas suffisamment déterminée. Enfin, les recommandations de type III sont celles qui ne peuvent pas être quantifiées par l’Ondraf et qui sont susceptibles d’affecter l’adéquation des provisions. Pour faire simple, il s’agit de postes oubliés ou non pris en compte par Engie, mais que l’administration n’était, pour le moment pas capable de chiffrer.
Des calculs effectués à partir d’un scénario de référence
Dans son avis, l’Ondraf a travaillé à partir des scénarios de référence retenus fin 2022. Le rapport considère donc que l’ensemble des unités seront arrêtées définitivement fin 2025 et ne prend pas en compte la prolongation de dix ans de Doel 4 et Tihange 3.
Le démantèlement des centrales est prévu en deux phases distinctes. D’abord la mise à l’arrêt des réacteurs puis le démantèlement de ces derniers. Le combustible usé sera également retraité par Orano.
Enfin, après traitement et conditionnement des déchets se pose la délicate question de l’entreposage. Les déchets radioactifs de faible et moyenne activité et de courte durée de vie (catégorie A) seraient stockés en surface à Dessel, sur un site qui devrait être mis en service en 2027. On retrouvera sur ce site notamment les déchets liés au démantèlement. Enfin, les déchets hautement radioactifs (catégorie B et C) seraient stockés sur un seul site à une profondeur moyenne de 400 mètres. Un stockage géologique qui présente encore un degré élevé d’incertitudes. Dans son rapport, l’Ondraf note que “l’évaluation des coûts de ce scénario de référence a été réalisée sur les résultats de 40 ans de recherche sur la sûreté et la faisabilité du stockage géologique dans de l’argile peu indurée”.