La Belgique et Engie: les coulisses d’une relation souvent compliquée
Engie est souvent accusée de faire la pluie et le beau temps sur la politique énergétique de la Belgique. Mais est-ce si facile de négocier avec le géant français ?
Publié le 16-01-2023 à 06h22
Les plus pessimistes n’y croyaient plus. Certains annonçaient même une "négociation impossible". Et pourtant, le gouvernement De Croo a arraché, au forceps, un préaccord permettant de prolonger la durée de vie des deux réacteurs les plus récents du parc belge.
L’exploitation de Tihange 3 et Doel 4 sera normalement prolongée jusqu’en 2036. Et l’État partagera les risques et les bénéfices de cette exploitation via une nouvelle structure commune dont il sera actionnaire à 50% durant ces dix années… Ou peut-être 20 années car, comme le souffle un cacique, "il n’est pas impossible, vu les investissements réalisés, qu’on décide après les élections de prolonger l’exploitation des deux réacteurs jusqu’en 2046".
Electrabel et la Belgique: des intérêts divergents
Si l’accord n’est pas finalisé, il est compliqué. À l’image de toutes les négociations survenues entre l’État et Electrabel, devenu filiale d’Engie.
Pour bien comprendre ces relations particulières, il faut d’abord rappeler que la création et l’exploitation des centrales nucléaires belges ont toujours été des initiatives privées ; mais que les rapports – voire la collusion – avec les pouvoirs publics ont été importants, notamment via les intercommunales mixtes qui étaient actives dans la distribution ou encore par une présence des Communes dans le capital d’Electrabel dès la moitié des années 90.
Toutefois, la loi de sortie du nucléaire, la reprise à 100% d’Electrabel par Suez et la libéralisation du marché de l’Énergie vont rebattre les cartes et compliquer les relations entre Electrabel et l’État.
Taxe sur la rente nucléaire, prolongations des réacteurs, Pax Electrica… Chaque gouvernement en exercice a dû négocier avec la filiale belge du géant Engie, dont 23,64% du capital est toujours détenu par l’État français.
"Certains ministres se sont sentis un peu trop sûrs d’eux face à un acteur du marché qui est une machine de guerre, nous explique un observateur avisé du marché belge de l’énergie. Engie a les meilleurs avocats, les meilleurs financiers, des conseillers qui ne sont pas des “manches”… Face à des équipes super-rodées et qui savent de quoi elles parlent, il peut y avoir une asymétrie dans les informations à disposition. Certaines demandes d’Engie peuvent sembler logiques à première vue, mais le diable se cache souvent dans les petites lignes."
Dans les critiques des détracteurs, on retrouve notamment la suppression du côté forfaitaire de la taxe sur la rente nucléaire accordée par Marie-Christine Marghem (MR).
Ou encore la sortie de ce régime de taxation des réacteurs de Doel 1 et Doel 2 lors de leur prolongation par Marie-Christine Marghem, mais aussi de Tihange 1 par Melchior Wathelet.
Quand Electrabel était encore « belgicain »
Les dernières négociations menées par Alexander De Croo et Tinne Van der Straetan ont été difficiles. Et selon plusieurs interlocuteurs, la reprise en main d’Engie par sa maison mère française n’a pas arrangé les choses.
"Il y a dix ans, si GDF Suez contrôlait déjà Electrabel, la direction belge était très autonome, commente-t-on dans l’entourage de Melchior Wathelet, secrétaire d’État cdH à l’Énergie entre 2011 et 2014. Jean-Pierre Hansen et Sophie Dutordoir avaient une certaine vision belgicaine de la politique énergétique."
Paul Magnette, qui occupa lui aussi le poste de ministre de l’Énergie (2008-2011), a également négocié en direct avec Jean-Pierre Hansen et Étienne Davignon.
"Le plus grand des hasards, c’est que mon bureau était situé rue Brederode, et que le siège d’Electrabel était situé à 50 mètres, sur la place du Trône. Ils venaient négocier chez nous. Et j’y tenais. À mon sens, c’est le privé qui doit venir chez le régalien et pas l’inverse. Je ne m’y suis rendu qu’une seule fois, parce que quand Jean-Pierre Hanssen était fiévreux."
L’adage est connu: tant qu’il n’y a d’accord sur tout, il n’y a d’accord sur rien. Mais pour parvenir à un accord, chaque ministre semble avoir sa propre stratégie.
"Longtemps, nous avons discuté en tout petit nombre, précise Paul Magnette. Nous n’étions que quatre autour de la table. Il y avait Jean-Pierre Hansen, Étienne Davignon, mon chef de cabinet Hervé Parmentier et moi-même. Ensuite, quand nous entrions dans une phase plus critique, nous prenions chacun nos avocats, qui effectuaient alors une grande partie du travail de médiation. S’il y avait de la confiance ? Pas forcément, mais il y avait du respect mutuel."
Pour Marie-Christine Marghem, ministre de l’Énergie entre 2014 et 2020, les négociations n’étaient pas un long fleuve tranquille (lire p. 5). "Était-ce difficile de négocier avec Engie ? Ça dépend pour qui ! J’avais quand même 30 ans de barreau qui nous ont permis de défendre nos positions", lance l’ex-ministre libérale.
Engie, un acteur rare dans l’espace médiatique
Dans un réflexe typique du monde des affaires, Engie communique peu sur les sujets sensibles. Si les contacts avec le monde politique et les présidences des partis sont nombreux, Engie n’utilise les médias que dans des phases critiques.
Par exemple, quand à l’issue d’un conclave budgétaire de 2008, Paul Magnette annonce sa volonté de mettre en place une taxation de la rente nucléaire permettant de générer 250 millions de rentrées. Dans Le Soir du 29 février 2008, Jean-Pierre Hansen, CEO d’Electrabel, sort du silence pour faire part de son "étonnement" et propose de discuter d’une prolongation de plusieurs réacteurs.
Le 21 décembre dernier, Thierry Saegeman, actuel CEO d’Engie-Electrabel, prenait la parole dans plusieurs journaux dont L’Avenir, rappelant qu’il souhaitait "que l’on fixe une limite maximale du montant des provisions nucléaires, assortie d’une prime tampon qui couvre le risque résiduel". Des propos entendus.
Le préaccord conclu prévoit un plafonnement des coûts futurs liés au traitement des déchets. Des "caps" à déterminer qui seront liés à l’avancement des travaux pour le redémarrage et à la production des premiers mégawatts.