Claude Eerdekens: «J’en appelle au soulèvement des municipalistes»
Cette fois, les finances communales ne tiendront pas le coup, prévient le bourgmestre Claude Eerdekens. Le tableau qu’il peint est d’une noirceur totale. « Les jeunes élus de 2024 vont se faire dézinguer. »
Publié le 07-09-2022 à 07h00 - Mis à jour le 07-09-2022 à 08h44
Il est bourgmestre depuis un demi-siècle. À Andenne, sous sa casquette de mayeur, Claude Eerdekens en a vu des vertes et des pas mûres. « Mais cette fois, on ne va pas s’en sortir », considère-t-il calmement. Pour lui, les Communes wallonnes foncent vers la faillite. Toutes. « Elles vont connaître les unes après les autres un état de cessation de paiement. »
Claude Eerdekens, vous dites que l’État et la Région transfèrent depuis des années des charges sur les Communes. Vous en avez compilé tout l’historique dans une note. La réforme des polices, les zones de secours, l’exclusion des chômeurs refoulés vers les CPAS, etc. Il y a un élément neuf?
Oui. Il y a eu le Covid, les inondations, et aujourd’hui des difficultés financières liées à la crise énergétique. Ça va mal pour les finances de l’Etat. La tentation est grande de refiler la patate chaude au dernier niveau de pouvoir. Celui qui fait vivre le pays.
Les Communes font vivre le pays?
Elles initient encore de 40 à 50% des marchés publics. Ce qui représente un ratio d’investissement 8 à 10 fois plus performant que celui des autres niveaux de pouvoir, par ailleurs responsables de 95% de l’endettement du pays. On ne va pas s’en sortir.
C’est inédit pour vous?
Oui. Certains de mes collègues font l’autruche. Ils me disent que les difficultés des Communes ont toujours existé. Il y a 30 ans, la Ville de Liège a frôlé la faillite. Les pompiers arrosaient le Palais de justice… Et on a quand même trouvé des solutions. C’est vrai. Mais c’était une époque où on avait encore du grain à moudre.
Ce n’est plus le cas?
Non. Ces crises successives en deux ans et demi… Le Covid, on l’a surmonté. Les inondations, ça touche de manière dramatique des Communes comme Pepinster, Trooz et d’autres. Selon moi, elles ne vont jamais s’en remettre. Mais pour les autres, ça pouvait encore aller.
Donc, malgré la longue liste des transferts et ces deux crises, les Communes s’en sortaient encore globalement?
Ça allait. Et puis, il y a cette guerre en Ukraine. L’Europe se précipite sur des sanctions. En fait, on avait des problèmes structurels. Et des problèmes conjoncturels sont venus s’ajouter.
Et donc?
Et donc, si rien ne change… À l’horizon 2026-2027, il ne faut pas exclure de 20000 à 25000 licenciements dans les pouvoirs locaux (sur plus ou moins 120000 travailleurs dans la fonction publique locale wallonne). Parce qu’ils ne pourront plus payer le personnel et assumer leurs charges. Il faudra mettre fin à des services. Je suis très inquiet.
Vous faites donc des constats, des prévisions. Mais c’est quoi, votre message, là, maintenant?
Je souhaite dire à mes collègues bourgmestres qui n’ont pas mon ancienneté: ne vous laissez pas faire, vous allez être mangés tout cru. Vous ne pourrez pas continuer comme ça. Alors qu’on sait très bien que si la Belgique tient, c’est par ses Communes. Si on tue le terrain, on tue la démocratie locale.
Vous êtes socialiste. Vous devez bien avoir des relais à activer à la Région, au fédéral…
Je ne cesse de les actionner. Je leur dis qu’on va dans le mur. Ils me disent: tu as raison, mais on ne sait rien faire. C’est terrible, cet aveu d’impuissance.
Vous avez le sentiment de ne pas être entendu?
Oui. Je crois qu’ils se disent qu’à chaque jour suffit sa peine. Par exemple, quand on voit le plan Oxygène de la Région… Nous, on va toucher 7 millions, Namur 200 millions… C’est quoi le but du plan Oxygène?
Redonner de l’air aux Communes?
Non. C’est leur permettre de tenir jusqu’aux communales de 2024. Ce n’est que ça. Et après, on verra. La Belgique va-t-elle subsister? Dans quel état financier sera la Wallonie? Quelle politique énergétique? Et le modèle européen est en panne. Je suis devenu très eurosceptique.
L’Europe ne fonctionne pas, le fédéral non plus et la Région pas davantage. Et les Communes seront toutes, dites-vous, en situation de faillite. Le tableau est super noir…
Il est super noir parce que le financement des Communes est unique en Belgique. C’est chez nous qu’il est le plus bancal. Et face à tous les constats qu’on peut faire, on ne nous propose que de mauvaises solutions.
Vous dites que vous plaignez sincèrement les futurs élus aux communales de 2024. Pourquoi?
C’est vrai. Je plains les jeunes qui vont gérer les Communes. Ils vont se faire dézinguer. Les gens diront aux bourgmestres: pourquoi avez-vous été candidats puisque vous n’arrivez plus à assumer vos missions? Vous devez licencier du personnel, exploser les impôts et vous faites beaucoup moins que vous ne faisiez avant. Ajoutez la haine quotidienne sur les réseaux sociaux…
Dans votre note, vous écrivez que beaucoup de vos collègues se taisent alors qu’il faut «lever l’étendard de la révolte». Vous en appelez à un soulèvement?
Oui, au soulèvement des municipalistes.
Et vous voyez ça comment?
Il faut faire la grève. Il faut à un moment donner cesser de réaliser des prestations pour le fédéral. Il faut toucher le fédéral et la Région là où la corde est sensible. Il faut avoir la volonté de mener un combat de rupture.
Comment organiser cette rupture, comme vous dites?
Par la fermeture des services…
Sans porter préjudice à la population?
…Sauf les cas urgents pour les citoyens, bien sûr.
Vous, vous pouvez mobiliser?
Moi, non. En Wallonie, la révolte ne viendra que des grandes villes. Qui ont été arrosées par le pouvoir. Sciemment.
Ça ne relèverait pas un peu du complotisme, ça?
Non, je suis lucide et je ne me fais plus aucune illusion. Je ne crois plus. Je suis comme un curé qui devrait dire la messe alors qu’il a perdu la foi. On nous dit maintenant que les bourgmestres doivent lutter contre la grande criminalité organisée. Ce n’est pas notre rôle et ça fait fi de la séparation des pouvoirs. C’est le travail du pouvoir judiciaire… Le monde politique a perdu la raison. On ne raisonne plus. C’est une fuite en avant. Et ça, ça m’effraie.
Ça veut dire que la mobilisation que vous appelez de vos vœux…
C’est une utopie. Mais je ne peux pas me résoudre à ne rien faire. J’entends réagir.
Et vous, vous ne faites plus partie du monde politique?
À mon âge, je suis un peu en décrochage…