Protéger les terres: "On sait, mais on regarde ailleurs"
Des scientifiques du monde entier publient un rapport sur l’usage des terres. Un plaidoyer pour des solutions durables et équitables. Et un nouveau signal d’alarme.
Publié le 08-02-2022 à 21h29
Ce lundi, le rapport de 50 scientifiques internationaux a été publié dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences). Au cœur de cette étude, l’utilisation des terres et les impacts directs et indirects des décisions prises chaque jour dans ce domaine.
Les scientifiques ont synthétisé et clarifié des faits " connus et établis" (lire ci-dessous "Les 10 messages…") que les décideurs publics ou privés n'ont pas encore tout à fait intégrés, volontairement ou pas.
"Aujourd'hui, nous sommes face à une société qui sait, mais pourtant regarde ailleurs. Cela doit changer ", énonce Patrick Meyfroidt, professeur à l'école de géographie de l'UCLouvain et à Earth and Life Institute. Il est l'auteur principal de ce rapport.
Patrick Meyfroidt, chaque jour, des décisions impactant l’usage des terres sont prises, en termes d’urbanisation, d’agriculture, d’immobilier, etc. C’est quoi, le point de départ de cette étude?
Ce qui nous a poussés à démarrer, c’est que le changement climatique, la gestion de l’eau, la déforestation, etc., ce sont des enjeux dont on parle tous les jours, mais de façon déconnectée. Or, tout cela est connecté au travers de la façon dont on utilise les terres. C’est totalement central. Mais il manque une vraie prise de conscience à cet égard.
Vous mettez en garde contre «l’effet papillon». Même quand on décide de planter des arbres. Vous pouvez expliquer ça?
Toute décision prise en ce qui concerne l’utilisation des terres a des conséquences multiples. Même quand ça a l’air sensé. Par exemple, on peut décider de planter des arbres pour lutter contre le réchauffement climatique, puisqu’on agit sur le carbone. C’est sensé quand on pense «réchauffement climatique». Mais si on pense «biodiversité» ou «production alimentaire», la plantation d’arbres n’est pas la solution idéale.
Mais on décide quand même. Parce qu’on croit que c’est bien? Parce que c’est un alibi confortable? Par ignorance ou par négligence?
Je crois que si on a le choix entre d’une part des solutions complexes qui impliquent des changements plus fondamentaux de notre société et d’autre part des solutions simples et faciles, c’est tentant d’opter pour quelque chose de facile. Et on n’a pas toujours conscience des conséquences. On ne les visualise pas suffisamment.
On coupe une forêt, mais on replante une forêt. Mais en réalité, les dégâts sont irréversibles. On va «compenser». Mais on ne peut pas compenser ce qui est perdu.
Par exemple?
Quand on veut une agriculture performante en Europe, on ne regarde que l’Europe. Et s’il faut importer du soja en Europe pour atteindre l’objectif, on ne va pas tenir compte des effets sur la déforestation en zone tropicale. La prise de conscience sur les effets indirects n’est pas réellement là.
Vous dites aussi qu’on ne réalise pas encore que certains changements sont irréversibles. Que quand on rase une forêt primaire, même si on replante une forêt, ce qui est perdu est perdu.
Oui, il manque cette conscience-là. Ce n’est pas encore clair. On se dit que ce n’est pas encore si urgent que ça. On coupe une forêt, mais on replante une forêt. Bilan net: «ça va, on ne s’en sort pas trop mal». Mais en réalité, les dégâts sont irréversibles. On va «compenser». Mais on ne peut pas compenser ce qui est perdu.
Et donc, cette étude que vous publiez avec des scientifiques de 20 pays, c’est une énième façon de dire qu’il est minuit moins une? Les scientifiques tirent des sonnettes d’alarme depuis si longtemps… Il n’est pas déjà trop tard?
On travaille avec les outils qu’on a… Nous, ce sont les articles scientifiques. C’est insuffisant. Mais dans ce domaine, nous avons l’impression que c’est le bon moment. Chaque jour, il y a des dégâts importants et irréversibles. Mais il n’est jamais trop tard pour essayer de sauver quelque chose.
À chaque modification de l’usage, il y a un effet. Il faut accepter ces faits-là. Il faut en tenir compte. Face à des problèmes complexes, il n’y a pas de solution miracle
Pourquoi est-ce le bon moment?
Nous avons 2 ou 3 décennies d’expertise dans les sciences de l’usage de la terre. Elles ont explosé il y a 20 ou 30 ans, notamment avec les images satellite en ce qui concerne la déforestation, les terres agricoles, l’expansion de l’urbanisation, etc. Toute une communauté scientifique s’est développée autour de ça.
Et quelle est l’ambition de ce rapport?
Nous n’amenons pas de réponse définitive sur une politique en particulier. L’ambition, c’est plutôt de changer un état d’esprit. On s’est dit qu’il fallait établir un bilan des faits. L’objectif, c’est que les décisions politiques puissent se fonder sur ces 10 faits scientifiques mis en évidence (ci-dessous). Notamment ceux-ci: certains dégâts sont irréversibles, l’usage des terres même sur une petite surface peut engendrer des dégâts énormes (c’est le cas pour l’agriculture hyper-intensive), presque toutes les terres rendent un service à leur niveau (biodiversité, carbone, etc.). À chaque modification de l’usage, il y a un effet. Il faut accepter ces faits-là. Il faut en tenir compte. Face à des problèmes complexes, il n’y a pas de solution miracle.
Les 10 «messages» au monde politique
Le rapport recense 10 faits scientifiques à prendre en compte avant de modifier, directement ou pas, l’usage d’une terre.
1. Selon l'histoire, la géopolitique, les croyances, le bénéfice qu'on en tire, etc., la terre peut avoir des significations et des valeurs multiples. Ces significations et valeurs étant socialement construites, elles peuvent être contestées.
2. Les terres sont des systèmes socioécologiques complexes. Elles interagissent avec tous les autres systèmes. Ce qui est susceptible de mener à des changements brusques et difficiles à prévoir.
3. Certains changements dans l'utilisation des terres ont des répercussions sociales et environnementales irréversibles.
4. Certains usages des terres ont une faible empreinte, mais d'énormes impacts.
5. Les impacts du changement d'affectation des terres sont interconnectés à l'échelle mondiale.
6. Partout, les terres ont une fonction, produisent des avantages et des services. Toute modification de l'usage altère cette fonction, ces avantages et ces services.
7. Maximiser un avantage des terres pour les uns diminue presque toujours des avantages pour les autres. Le win-win est rare.
8. Une grande proportion de terres dans le monde se fonde sur des régimes fonciers flous, qui se chevauchent et qui sont contestés.
9. Les avantages et les risques liés aux terres sont répartis de façon inégale et le contrôle sur les ressources est de plus en plus concentré.
10. Les utilisateurs des terres ont des idées multiples, parfois contradictoires, sur ce qu'implique la justice sociale et environnementale.