Alexander De Croo: "Il nous faut une méthode de gestion à long terme" (interview)
Pour le Premier ministre, le temps est venu de se doter d’un baromètre pour faire face aux soubresauts de la pandémie. Alexander De Croo évoque aussi l’évolution de la situation, les incertitudes, l’obligation vaccinale. Entretien.
Publié le 08-01-2022 à 07h00
Alexander De Croo (Open Vld), au Codeco de jeudi, il y avait manifestement une envie de changer de ton, de méthode. Le modèle de gestion de crise est-il à bout de souffle?
Je ne pense pas. En fait, c’est la situation qui a changé, avec beaucoup d’incertitudes sur l’avenir. Jusqu’en septembre, tout le monde avait la conviction que nous allions enterrer le virus. En vaccinant suffisamment, on allait creuser un trou, y mettre le virus, refermer le trou, puis c’était fini. Entre septembre et novembre, on a constaté que la vaccination, qui reste très importante, ne serait pas suffisante seule.
Dans les mois et peut-être les années à venir, il y aura des hauts et des bas. On doit donc s’orienter vers une méthode de gestion à long terme, avec plus de transparence par rapport aux mesures possibles, plus de consultation avec les scientifiques, plus de pédagogie.
Tout cela faisait-il défaut? Notamment en décembre, avec cette séquence difficile…
La séquence de novembre-décembre est ce moment où nous avons tous réalisé qu’on ne progressait pas sur une ligne droite. Il faudra parfois faire marche arrière, en expliquant bien les choses. Un exemple d’élément qui a changé: on sait qu’on va enregistrer des records de contaminations les prochaines semaines. Par contre, la surcharge ne s’exercera peut-être pas sur les soins intensifs, mais dans d’autres domaines.
La première ligne de soins?

Oui, mais aussi le monde non médical. Par exemple, ce vendredi encore, j’ai eu une concertation avec le monde économique pour établir des plans, des scénarios. Si tellement de gens sont contaminés – sans forcément être très malades – comment veiller au maintien de l’activité? Comment s’assurer que la production d’énergie, le transport ou encore la distribution ne soient pas complètement bloqués?
Ça vous rend un peu anxieux?
On suit cela de très près, on se prépare au maximum. On gère avec prudence, comme toujours. Donc les difficultés qu’on a pu rencontrer en novembre-décembre s’expliquent aussi par ces changements dans la pandémie. Une période s’annonce avec des moments de grande liberté et d’autres où il faudra intervenir, ne serait-ce que pour gérer la saisonnalité du virus.
A-t-on fondé trop d’espoirs en la vaccination?
Si j’y réfléchis, je me dis que oui. Beaucoup de gens, y compris moi, ont pensé quelques semaines de trop que si on vaccinait un maximum, cela suffirait pour s’en sortir. La vaccination reste la meilleure ligne de défense. Une personne ayant reçu un booster est neuf à dix fois mieux protégée contre les formes graves de la maladie. Mais d’autres lignes de défenses sont nécessaires pour ralentir la propagation.
Beaucoup de gens, y compris moi, ont pensé quelques semaines de trop que si on vaccinait un maximum, cela suffirait pour s’en sortir.
Comprenez-vous le sentiment de déception, de frustration qui s’exprime après les promesses sur la vaccination?

Tout à fait, c’est normal. Je ressens aussi déception et frustration. Mais tel était l’état de la connaissance scientifique à ce moment-là. On doit bien constater que par rapport à la nature, nous sommes très petits. C’est un sentiment assez perturbant pour nous, dans la société occidentale. Il n’y a pas si longtemps, on se sentait encore invulnérables.
La pandémie a-t-elle changé votre propre perception du monde dans lequel nous vivons?
C’est clair. Comme ministre de la Coopération au développement pendant 5 ans, j’ai vu cette vulnérabilité humaine. Mais elle ne se situait pas chez nous. C’est désormais le cas.
Ces quinze dernières années, trois éléments majeurs ont eu un impact à long terme. La crise financière nous a appris que même avec de l’argent sur un compte en banque, on pouvait tout perdre. La crise migratoire a suscité des inquiétudes chez beaucoup de gens, avec cette impression que l’Europe allait être envahie, ce qui n’a pas été le cas. À présent, la crise sanitaire apporte une vulnérabilité sanitaire. La combinaison des trois déstabilise la société. À cela se sont ajoutées les inondations, chez nous. Dans un contexte de globalisation, je comprends que les gens se demandent qui est là pour les protéger dans ce monde.
Que peut faire le politique?
Le rôle du politique est de gérer cette inquiétude. On doit montrer qu’on est là pour protéger, donner des opportunités aux gens, prouver que le progrès continue de bénéficier à tous. C’est dans des moments de difficulté que nous pouvons aussi montrer nos capacités collectives extraordinaires.
Il est question ces derniers jours du fameux baromètre, d’un plan de gestion sanitaire à long terme. Concrètement, comment cela va-t-il se mettre en place?

Une des leçons à tirer des semaines passées est qu’il faut plus de prévisibilité. Je comprends que, par exemple, le secteur des événements dise «on ne veut pas qu’un truc tombe du ciel» sans comprendre pourquoi.
Avec le «plan été» et ses objectifs de vaccination, on a eu quelque chose qui ressemblait à un baromètre, mais ça n’allait que dans un sens. On déconfinait. À présent, on sait que des hauts et des bas surviendront. Il sera donc important d’avoir cet outil pour donner plus de transparence sur les mesures à prendre, dans un sens ou dans l’autre. Ce ne sera pas un pilote automatique qui décidera pour nous. Ca nous aidera plutôt à décider. L’ambition n’est pas d’y inclure toutes les mesures possibles. On se focalisera sur ce qui est événementiel, organisationnel, etc. Là où la prévisibilité est importante.
Le sport, la culture, l’événementiel…
Exactement. D’autres gouvernements exprimaient des doutes sur le bien-fondé de l’outil. Je pense que la discussion de jeudi en Codeco a démontré la volonté des différents gouvernements d’en faire un outil utilisable. Par contre, il ne pourra évidemment pas prévoir l’évolution épidémiologique.
À quoi ressemblera le baromètre? Comportera-t-il des seuils, avec des mesures à activer en cas de dépassement, etc.?
La transparence doit porter sur les paquets de mesures. Ça permet d’éviter ces discussions sur pourquoi tel secteur et pas un autre, etc. Quant aux seuils, ils pourraient être amenés à évoluer. Aujourd’hui, on regarde les hospitalisations et les soins intensifs. Demain, ce seront peut-être d’autres paramètres.
Pour moi, on se trouve dans la queue de la pandémie, mais cette queue nous fait de temps en temps une claque. Nous avons besoin de l’outil qui nous aide à mieux gérer ces périodes plus délicates. On ne sait pas combien de temps ça durera, mais on doit se préparer à l’inattendu.
On se trouve dans la queue de la pandémie, mais cette queue nous fait de temps en temps une claque.
À l’automne 2020, un projet de baromètre était tombé à l’eau. Celui-ci n’arrive-t-il pas trop tard?
Non. On était dans une logique assez linéaire de déconfinement. Ici, on se trouve dans une autre phase.
Arriverez-vous avec un produit fini lors du prochain Codeco?
Le but du prochain Codeco sera de l’avaliser. Mais nous devons bien définir ce que nous incluons dans cette première décision. Dans un premier temps, c’est mieux d’avoir un outil utilisable que directement la Rolls-Royce complètement finalisée. Mais ça pourra évoluer.
Beaucoup de travail a déjà été fait. Un premier jet a été montré au monde culturel, les gouvernements doivent s’exprimer, etc. Le commissariat Covid est le nœud qui centralisera tout.

Mais sur le plan légal, les gens qui ne sont pas vaccinés sont strictement dans leur droit.
C’est vrai. On parle du corps de chacun, il ne faut pas non plus sous-estimer cette dimension sensible. Cette discussion mérite franchement de la nuance. Et je ne pense pas qu’on convainc avec de la brutalité, mais à chacun son style. Et puis nous ne sommes pas dans le même moment politique qu’en France. En l’occurrence, je pense que c’est quand même un argument électoral.
Vous n’êtes pas forcément pour l’obligation…
Mais je suis ouvert d’esprit. Si on vient avec des arguments scientifiques, pas politiques, je suis prêt à en discuter. Je constate par contre que les débats de société sont assez rudes dans les pays qui ont instauré l’obligation. Or, je le répète, il faut se focaliser sur le vrai objectif: vacciner le plus de monde possible.
Est-ce que la perspective d’une division de la société, d’un morcellement, vous inquiète?
Nous voulons éviter de diviser. En Belgique, comparativement à d’autres pays, je trouve qu’on parvient à discuter de manière très adulte, même si nous vivons des moments inédits et difficiles.
