«Il est immoral qu’un banquier prête de l’argent à l’État pour bâtir des écoles»
On pense que la monnaie appartient à l’État. Erreur, elle est à 90% créée par les banques privées. André Peters estime que ce n’est plus tenable.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/DYTMCSUESZD7XCNAQT2XRKE22U.jpg)
- Publié le 20-08-2018 à 08h28
:focal(545x371.5:555x361.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/6F54BPCYHVGMBM5I6UN5IET6AE.jpg)
« La monnaie est une institution politique et c'est la démocratie qui doit la gérer. Aujourd'hui, malheureusement, c'est un bien privé», dénonce André Peters, sociologue et analyste-statisticien à la Banque nationale.
André Peters, vous dites que la monnaie, c’est un choix politique.
Oui, si la société façonne la monnaie, la monnaie façonne également la société. Le système n’est pas figé. Il est le résultat d’une histoire, de rapports de force. Mais le système actuel n’est plus tenable.
Selon vous, la monnaie a échappé des mains de l’État.
Depuis les années 70, les banques centrales ne peuvent plus financer les États, c’est interdit. Or, il n’y a aucune raison objective, pas d’étude sérieuse qui démontre qu’un financement par la banque centrale serait nuisible. Je n’en ai vu aucune. Ça s’est fait sous l’influence des milieux libéraux, notamment allemands. En Allemagne, la monnaie est au sommet. C’est dieu.
Résultat: l’État doit se financer auprès des banques commerciales plutôt que par lui-même.
Ce sont les banques centrales qui créent la monnaie qu’on appelle euro. Le bilan des banques commerciales, lui, est fictif car l’argent est créé à 90% par de la dette qu’on prend pour de la monnaie. Pour moi, il est immoral qu’un banquier prête de l’argent à l’État, et en exige des intérêts, pour construire des écoles, des routes, des maisons de retraite. C’est une taxe du privé sur le public. C’est fou !
Pourquoi n’est ce plus tenable?
En fait, pour que ce système fonctionne, il faut de la croissance économique, et de nouveaux emprunts. Pour rembourser un premier prêt, il en faut un deuxième, et ainsi de suite. Il en faut toujours plus. Depuis 300 ans, cela a permis de créer des économies très dynamiques, le développement industriel. Ça nous a donné une qualité de vie que même les rois d’alors nous envieraient. Mais, structurellement, il doit toujours y avoir plus de dettes. Et la boule de neige, aujourd’hui, ne grandit plus. Il n’y a plus assez de croissance.
Mais a-t-on encore besoin de tant de croissance?
Le système financier en a besoin. Si les banques arrêtent de prêter, le système s’écroule. C’est ce qui s’est passé en 2008. Mais on est arrivé aux limites, avec la pollution, l’effondrement de la biodiversité, la dégradation des conditions de travail. À présent, l’humanité fait face à un défi majeur. Il faudrait mobiliser de l’argent pour cet objectif. Si les banques centrales pouvaient prêter à taux zéro pour les projets climatiques, en dix ans, le combat du réchauffement est gagné, j’en suis sûr.

Les États sont incapables d’agir?
Les États sont endettés jusqu’au cou. Ce n’est que grâce aux prêts de la Banque centrale européenne que le système tient toujours. En fait, les États ne remboursent jamais leur dette, ils réempruntent. On descendrait à une dette à 60% du PIB qu’elle ne diminuerait pas. Ce qu’on essaie de faire, c’est augmenter le PIB mais la dette ne descend pas. Une de mes propositions, c’est de transformer cette dette-là en dette perpétuelle à taux zéro. Parce qu’avoir une dette vis-à-vis de nous-mêmes, cela n’a pas de sens. Mais dire ça dans certains cénacles, c’est impensable.
Pourquoi?
Il y a en a pas mal qui se sucrent au passage.
Mais peut-on imaginer prêter sans intérêts?
Dans l’organisation actuelle, ce n’est pas possible. Je ne suis pas contre l’intérêt en soi. Le loyer de l’argent, c’est le prix du risque quand on prête aux entreprises, à un particulier. Mais pour l’État, il n’y a pas de risque. Cela ne coûte rien. Et c’est pour le bien commun.
Faudrait-il que tout le pouvoir financier revienne à l’État?
Ce que je dis, c'est que le système actuel pose des difficultés. Comment faire mieux? J'ai un certain nombre de propositions: le financement de l'État devrait être gratuit. Mais il y a d'autres positions, plus ou moins radicales, mises au point par les plus grands économistes, comme la monnaie pleine soumise à votation en Suisse. De vieilles idées reviennent au goût du jour. La monnaie doit être mise en circulation par l'institution d'émission; l'État a une fonction de régulation monétaire. Ce système-là marche très bien. Le problème, c'est qu'il donne un pouvoir terrible aux gouvernements.
Ce qui n’est pas sans risque!
Certains achèteraient vite des avions et des chars. Mais on pourrait facilement mettre en place des règles qui empêchent de créer trop de monnaie. Je ne suis pas, moi, partisan de la toute-puissance des banques, ni de la toute-puissance de l’État. Il faut trouver un juste milieu. Le système de création monétaire pourrait être partagé entre l’État, les banques et même les particuliers, avec les monnaies locales. Elles font aussi partie de la solution au problème.
En somme, changer la monnaie, c’est changer la société. La transition vers la monnaie électronique n’est-ce pas une belle opportunité d’organiser autrement l’argent?
C’est à la fois un risque en termes de démocratie, de confidentialité – l’argent noir sert aussi de soupape à la société – et une opportunité magnifique. On pourrait imaginer que la banque centrale prête directement aux particuliers, que les gens y aient un compte.
Qu’est ce qui empêche le système de se réformer?
Nous sommes coincés dans des idéologies, des carcans et des règles auxquelles personne ne comprend plus rien. Et soyons clairs, tout est fait pour que le contrôle échappe à l’État. Les banquiers s’organisent pour avoir le plus de liberté pour faire leurs affaires.
Vous estimez que le monde est dirigé par les banquiers?
Aujourd’hui, les règles financières s’imposent à toute la société, elles pèsent sur nous au quotidien, nous enferment dans une croissance économique intenable et, au final, les règles du jeu pèsent toujours sur l’État.

«Je suis un sociologue de la monnaie», estime André Peters, 57 ans, qui après son diplôme de sociologie à l’ULB, a aussi suivi une formation en informatique et gestion d’entreprises, ainsi qu’en finances publiques. Parce que, dit-il, «on n’entre pas dans la banque avec un diplôme de sociologue». Il précise toutefois: «Les meilleurs informaticiens, ce sont les philosophes. L’informatique, c’est du langage, c’est transposer le réel dans la machine. Dans ce que moi j’écris, je fais davantage de la sociologie.»
Entré à la Banque nationale de Belgique il y a 25 ans, l’analyste-statisticien qui est aussi conseiller communal Écolo à Wezembeek Oppem (et qui durant cinq ans a travaillé dans un cabinet ministériel sur les questions financières) fait un peu figure de «marginal», reconnaît-il, dans la vénérable institution bancaire. «Mais je dois reconnaître à l’Institution la capacité à accepter la différence, c’est une immense qualité tant que cela continue. De toute façon, je ne représente pas l’institution. Je parle en mon nom propre.»