Duel serré pour présider une Turquie meurtrie et indécise
Quatre mois après le terrible séisme, trois candidats se disputent la présidence ce dimanche. Tout se joue entre Recep Tayyip Erdogan, en lice pour un second mandat après 20 ans de pouvoir, et Kemal Kiliçdaroglu, son principal opposant, qui a su fédérer des alliés de circonstance.
Publié le 12-05-2023 à 16h35 - Mis à jour le 13-05-2023 à 08h37
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Quatre mois après le violent séisme qui a ravagé la Turquie, plus 65 millions d’électeurs se rendent aux urnes ce dimanche. Le duel s’annonce serré entre les deux principaux candidats, l’actuel président Recep Tayyip Erdogan (AKP), 69 ans, et Kemal Kiliçdaroglu (74 ans), parvenu à rallier à lui six partis d’opposition autour de sa formation, le parti républicain du peuple (CHP).
Populisme
Voilà qui donne du fil à retordre au "sultan" Erdogan, qui brigue un second mandat présidentiel dans un contexte défavorable, tant sur le plan économique (les autorités financières turques considèrent d’ores et déjà l’année 2023 comme "perdue"), que sur le plan social, alors que le séisme de février dernier a tué plus de 50 000 personnes sur le territoire et causé plus de deux millions de réfugiés.
Cette plaie-là est toujours béante, et l’incurie des services de secours dans les heures, les jours et les semaines qui ont suivi la catastrophe, tout comme les vices de construction qui ont mené à l’effondrement de nombreux bâtiments mal conçus, sont largement imputables à Erdogan, lui qui dirige le pays depuis plus de 20 ans maintenant.
La campagne du président turc a ainsi battu de l’aile, d’autant qu’Erdogan a dû observer une pause fin avril du fait de soucis de santé. Pas de quoi enrayer une partition populo-conservatrice que le candidat de l’AKP connaît par cœur. Erdogan s’en est ainsi largement pris aux populations LGBTQ+, meeting après meeting, s’appuyant plus que jamais sur un électorat musulman très pieux et rigoriste. "La famille, c’est sacré (...) cette nation ne peut accoucher d’aucun homosexuel", a-t-il répété aux quatre coins de la Turquie, soutenu par le parti ultranationaliste allié du pouvoir en place, le MHP.
Coups bas
En difficulté dans les sondages, Erdogan s’est clairement permis tous les coups, même les plus bas. Pour son dernier meeting à Istanbul, sur le tarmac de l’aéroport Atatürk, Erdogan s’en est pris personnellement à son challenger direct devant des centaines de milliers de partisans, traitant Kiliçdaroglu "d’alcoolique" et assurant que "sa" Turquie ne "donnerait jamais la parole à un ivrogne". Le climax d’une campagne aux méthodes douteuses, qui ont vu le camp présidentiel utiliser des vidéos truquées et de faux tracts politiques pour décrédibiliser un adversaire direct.
Lors du vote anticipé des Turcs de l’étranger cette semaine, il apparaît également que certains électeurs ont subi des intimidations de la part des partisans ultranationalistes du président Erdogan. "Dans la nuit du 09 mai, un groupe de Turcs ultranationalistes a violemment attaqué à Lyon, les assesseurs et représentants du Parti de la gauche verte après que ces derniers aient fermé le bureau de vote", a fait savoir le parti le 10 mai dernier, s’inquiétant des attaques visant en particulier les communautés kurde et arménienne.
Sur ce sujet brûlant, Erdogan a constamment jeté de l’huile sur le feu, répétant à l’envi que son adversaire est un cheval de troie du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement politique ayant basculé dans une forme de lutte armée, que la Turquie considère de longue date comme un groupe terroriste (NDLR : c’est aussi le cas de l’Union européenne).
Laïc, mais pas trop
Face à une telle virulence, Kemal Kiliçdaroglu s’est gardé de toute surenchère, sauf sur la question du voile islamique, dont il entend protéger le port dans les administrations - une légère entorse à l’inclination laïque de son parti.
Pour le reste, l’opposant a mené une campagne assez habile. Lui aussi issu d’une communauté longtemps stigmatisée (les Alévis, qui ne respectent pas certains rites de l’Islam), il a souvent évité la question kurde, avant d’enfin assumer son soutien à cette communauté qui compte 15 millions de citoyens, raflant dans la foulée le support officiel du parti pro-kurde HDP, troisième force politique du pays.
Au cours d’une campagne qui s’est largement appuyé sur les réseaux sociaux - en vue de rallier à lui les voix jeunes et progressistes du pays - Kiliçdaroglu a surtout cultivé son image de sage chevalier blanc, lui qui promet de restaurer l’État de droit et de mettre fin à la corruption, qui gangrène le pays et que l’AKP est accusé de tolérer abondamment.
Mais c’est certainement sur le terrain économique que cet expert-comptable de formation a joué sa meilleure carte, alors que l’inflation bat des records. Pour cela il fallait un symbole fort, et surtout populaire. Va pour l’oignon, ce légume abordable par excellence, dont le prix a bondi au point que le gouvernement turc en a suspendu le cours. Ce n’est pas le seul aliment concerné : l’ensemble des dépenses alimentaires a augmenté pour les foyers Turcs, et c’est précisément sur ce terrain que Kiliçdaroglu a attaqué son adversaire ces derniers jours, ses partisans brandissant allègrement des oignons (ou des pommes) comme symboles de l’échec présidentiel.
Sondages fluctuants
Malgré cette campagne inventive et l’union des partis d’opposition qui le soutiennent, Kemal Kiliçdaroglu est loin d’être certain de l’emporter. Si certains sondages lui donnaient une avance confortable ces derniers jours - jusqu’à six points de pourcent d’avance - d’autres entrevoyaient un léger avantage en faveur d’Erdogan. Il est donc quasi-certain qu’un second tour, prévu le 28 mai, sera nécessaire pour départager les deux candidats.